29 mai 2010

Un ciel couleur lavande

CHAPITRE UN
Un ciel couleur lavande



Moi, Alexandre Perce - Sir John Lennon, suis mort le 27 octobre 1985. Les morceaux de ma dépouille ont été retrouvé le 4 janvier 1986, dans le congélateur de Christian Duble. Je ne sais pas ce que mon corps faisait là-dedans. Peut-être que Duble découpait ses victimes en morceaux et qu’il les congelait pour les revendre à un réseau de cannibales en ville ; ou peut-être qu’il se servait de tranches de steak humaines pour faire de l’art ; ou peut-être qu’il s’en servait pour nourrir son chien. Personne ne le saura jamais. À moins que vous ne soyez au courant? 

Pour ma part, je suis mort trop tôt pour découvrir ce que Duble voulait faire de moi. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il y a eu infraction à mon domicile. J’étais étendu sur le divan avec Elka quand deux hommes sont entrés par la porte de derrière. J’ai soudainement senti mon âme quitter le divan. Puis, j’ai entendu un coup de feu. J’ai compris qu’on avait tiré sur moi. La voix d’Elka, même si elle criait, s’est lentement changée en une musique très douce. Je me souviens d’avoir flotté sur cette musique, mais j’ignore comment je me suis rendu jusqu’ici. À un moment ou à un autre, les couleurs ont dû se blanchir d’elles-mêmes. C’est là que votre secrétaire m’est apparu :

- Votre nom? m’a-t-il demandé.

- Alexandre Perce.

- Oui, je sais ça, c’est votre vrai nom. Mais ici, vous pouvez être rebaptisé. Veuillez choisir un nouveau nom je vous prie. 

- J’aime bien mon nom, Alexandre Perce, ça me va...

- Non. Vous devez choisir un nouveau nom pour qu’on puisse différencier le vivant du mort. Dites un nom que vous aimez.

- John Lennon.

- Ce nom est déjà utilisé par 2 411 202 personnes... Acceptez-vous de vous faire rebaptiser John Lennon 2411202? Dites oui si vous acceptez.

- Non... non! Si je dois choisir un nom pour l’éternité, je veux être le seul à le porter. Vous avez Alexandre Le-très-grand?

- C’est trop tard voyez-vous, j’ai déjà inscrit le nom de John Lennon sur votre dossier... Il faut juste que vous complétiez par un chiffre, une lettre, quelque chose... Votre année de naissance peut-être?

- Monsieur John Lennon alors.

- 23 042 personnes portent déjà ce nom... 

- Sir John Lennon! 

- Vous êtes le seul Sir John Lennon sur ma liste. D’accord. Sir John Lennon, votre atelier est situé deux couloirs plus loin, à gauche. Les toilettes, c’est le premier couloir, à gauche. Et dieu est à votre droite. 

*

Les indications du secrétaire étaient bonnes : j’avais effectivement besoin de passer aux toilettes, mon atelier était effectivement deux couloirs plus loin et vous étiez effectivement à ma droite. Sur la porte de mon atelier, il était écrit « artiste-peintre » et, à l’intérieur, il y avait effectivement un artiste-peintre. Je vous ai demandé si c’était bien là mon atelier, mais vous n’avez rien répondu. J’ai demandé à l’artiste-peintre si c’était bien là mon atelier et lui m’a répondu : 

- Ah! Enfin! C’est toi le nouvel ange? Entre! Oui, c’est ton atelier. Je finis quelques croquis et il est à toi...

Les murs de l’atelier étaient bleu-ciel. Je n’ai jamais vomi devant aucune couleur, mais cette fois-là, j’ai failli. J’ai demandé à l’artiste-peintre si je pourrais repeindre les murs de l’atelier une fois qu’il serait à moi. 

- Il est déjà à toi! qu’il m’a dit. J’ai fini de payer ma dette envers le Gros-Tas! Je débarrasse! T’inquiètes pas pour les murs. Le secrétaire viendra bientôt te demander de quelle couleur tu les veux... Fais gaffe de choisir une couleur qui te plaît vraiment...

- Et toi, tu t’en vas où? 

- Au paradis, mon vieux! Le paradis!

- On n’est pas déjà au paradis?

- Haha! Crois-tu vraiment que ça existe, au paradis, l’envie de vomir...?

Vous avez passé votre main sur le visage de l’artiste-peintre et celui-ci est disparu. Je ne l’ai plus jamais revu. Je vous ai demandé quel était cet endroit si ce n’était le paradis, mais vous n’avez rien répondu. Vous avez plutôt fait réapparaître le secrétaire : 

- Quelle couleur vos murs.

Le secrétaire est un être épuisant. Il pose trop de questions. Je n’ai jamais été doué pour choisir. J’ai toujours hésité trop longtemps et il me semble que, plus j’hésite, plus je fais des choix que je regrette par la suite. Cette fois, j’ai décidé d’adopter une nouvelle attitude. J’y suis allé sur un coup de tête :

- Jaune. Vous avez le jaune? 

Avant même que je finisse de poser la question, mes murs étaient devenus jaunes. Tandis que le secrétaire était encore là et que je semblais avoir son attention, je lui ai demandé :

- Mais je fais quoi ici? 

- Rien de bien compliqué... Les arbres doivent avoir un tronc gris, ou brun, enfin, vous connaissez la couleur des troncs... Si vous êtes ici, c’est parce que vous étiez peintre de votre vivant. Non? Vous l’étiez? 

- Oui, ai-je dit. J’ai fait des études. Ce n’est pas un problème.

- Bon. Maintenant, c’est vous qui devez décider de la couleur du monde. Les feuilles des arbres peuvent changer selon vos humeurs. Les nuages aussi. Les roches, c’est pareil, il n’y a pas de restriction... Mais pour le ciel, ça ne change pas : il est toujours bleu. 

- Et l’eau?

- Vous n’y touchez pas. Installez-vous dans votre atelier, je reviens tout de suite avec la liste des restrictions... 

Il y avait une gigantesque table sur laquelle tous les mots du dictionnaire étaient écrits. Sous chacun d’eux se trouvait un petit rond creux dans lequel l’artiste-peintre devait verser de la couleur. 

Pendant les deux premières années, j’ai fait comme vous me l’aviez demandé : dans le creux du mot carotte, j’ai toujours versé l’orange ; dans le creux du sang, j’ai toujours versé le rouge ; dans le creux du ciel, j’ai toujours versé le bleu. J’ai respecté à la lettre la liste des restrictions. Je faisais de l’or couleur or, de l’argent argent et du bronze bronze. Je ne touchais ni au creux de l’eau, ni au creux du verre. Je me tenais loin des mots fantôme, colère, amour, et de tous ces mots qui ne demandent aucune couleur... 

Un jour, par mégarde, j’ai échappé une goutte de violet sur la table. Celle-ci est tombée directement dans le creux du mot chou-fleur. Sur terre, une quantité impressionnante de choux-fleurs mauves a poussé par ma faute. Le lendemain de cette catastrophe, le secrétaire est venu me voir :

- Vous vous êtes énervé. Vous avez voulu faire une fantaisie. Ne recommencez plus, sinon vous irez en enfer rejoindre l’artiste qui s’amusait à changer la couleur des roses. Ne recommencez plus, c’est un ordre de Dieu. 

- Dieu? Dieu était à ma droite quand j’ai échappé la goutte de violet et il n’a rien fait pour m’en empêché! Si ton Dieu n’était pas qu’un gros tas qui ne fout rien, il aurait attrapé la goutte avant qu’elle tombe...

Avez-vous déjà passé deux ans dans un atelier aux murs jaunes? Moi, oui. La couleur, avec le temps, devient extrêmement lourde. Plutôt que ce jaune, j’aurais préféré encore les barreaux de fer d’une prison, ou la noirceur totale d’un cachot. Je n’ai pas voulu vous manquer de respect en vous traitant de gros tas. Je vous prie d’être compréhensif : depuis le jour où je suis entré dans cet atelier que je ne cesse de m’ennuyer d’Elka. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est cet ennui qui m’a rendu terriblement impatient.

*

La catastrophe des choux-fleurs ne s’est jamais tout à fait réglée. Il se trouve que les humains ont apprécié la couleur du légume, si bien qu’ils en ont redemandé. Voyant que mon erreur ne sombrerait pas aussi facilement dans l’oubli, votre secrétaire m’a demandé de créer d’autres choux-fleurs mauves :

- Le problème s’aggrave. Il semble que votre idée ait plu aux gens et, maintenant, plusieurs clients en redemandent à leurs marchands... Il faut que vous versiez parfois du blanc, et parfois du violet dans le creux du mot chou-fleur. C’est un ordre de Dieu. 

En réalité, les clients demandaient surtout à leurs marchands d’où venaient ces étranges légumes. Les marchands, ne sachant quoi répondre, répondaient qu’il s’agissait probablement d’un étrange miracle. Mais vous, vous détestez les étranges miracles. Ceux qui concernent les légumes vous paraissent totalement inutiles et nuisibles. Vous préférez de loin les miracles symboliques. C’est pour cette raison que vous avez voulu que je crée d’autres choux-fleurs mauves, afin que ceux-ci deviennent « normaux » et qu’enfin l’hypothèse d’un étrange miracle soit écartée. 

Pour ma part, je détestais l’idée de laisser un miracle involontaire planer dans l’air terrestre. J’ai proposé une alternative : 

- Je peux vous débarrasser de ces choux-fleurs. Mais il me faudrait pour cela un compagnon...

- Un compagnon? m’a-t-il demandé.

- Il me faudrait un ange qui puisse descendre sur terre pour sonder l’appréciation des gens quant à la couleur de leurs choux-fleurs. Ainsi, selon leur appréciation, je pourrais diminuer peu à peu la croissance des mauves, et augmenter celle des blancs.

- Laissez-moi d’abord téléphoner à Dieu...

- Inutile de lui téléphoner. Il est à ma droite.

- N’empêche. C’est le seul moyen de le rejoindre. Je vous mets en attente. 

Une musique, forte et insupportable, est sortie de nulle part, m’empêchant d’entendre la conversation du secrétaire. Dès que celui-ci a raccroché, la musique s’est éteinte :

- C’est d’accord. Vous aurez votre compagnon demain matin. D’ici là, tâchez de vous en tenir à la liste des restrictions, Sir John Lennon...

*

Il est arrivé, mon ange compagnon, probablement perturbé lui aussi par le jaune de mon atelier, mais il est arrivé, prêt à tâter le pouls du peuple, afin que je puisse rendre à notre terre de meilleures couleurs : 

- Qu’est-ce que je fous ici? On est où là? qu’il m’a demandé.

- Ici, t’es dans l’atelier de l’artiste-peintre. Bon, désolé pour les murs jaunes... je les ai choisis il y a plus de deux ans déjà. Les goûts changent avec le temps! As-tu été rebaptisé par le secrétaire? 

- Le secrétaire? Le bizarre de l’entrée oui qu’il m’a baptisé Sixpé Clandres et là, il m’a dit l’atelier, deuxième couloir, et je suis passé dans les toilettes et il y a dieu qui n’a pas arrêté de me suivre aussi.

- Et tu es le seul Sixpé Clandres ici? T’as de la chance. Ça sort d’où, Sixpé Clandres? 

- Ça sort d’inverser mes lettres de mon nom... 

Je lui ai expliqué ce qu’il devait faire. Malgré son jeune âge (le petit Clandres avait sept ans lorsqu’il a commencé à être mort), il a très vite compris :

- Je comprends que mon travail à moi, c’est t’aider à colorer le monde, a-t-il dit.

- Non! j’ai crié. Tu comprends pas. Tu touches pas à mes tubes de couleur! Toi, ton travail, c’est de descendre sur terre. Tu descends avec ta robe blanche, ton petit anneau autour de la tête, tout mignon et tu remontes ici pour me dire si les gens apprécient ou non les couleurs qu’ils voient.

Il a effectivement enfilé sa robe blanche d’ange, ainsi que l’anneau qui le chapeautait, et sous la main de dieu, il s’est effacé. Il est redescendu invisible sur terre et, en moins d’une heure, il m’est revenu avec de magnifiques révélations : apparemment, disait-il, les gens apprécient le chou-fleur mauve. J’ai versé quelques gouttes rouges dans le creux du mot chou-fleur. Le petit Clandres s’est énervé :

- Pourquoi du rouge? Tu te trompes! Les clients demandent du mauve!

- Écoute-moi petit, ai-je dit au petit. Je vais te dire un secret. Je me fous de la couleur des légumes. Les carottes peuvent être blanches, les navets noirs, les oignons indigo, les tomates beiges, ça m’est bien égal. Tout ça n’est qu’un prétexte. Ce que je veux, c’est l’appréciation d’Elka au sujet des choux-fleurs qu’elle achète. Tu crois que tu serais capable de la retrouver? Son vrai nom, c’est Laure Klee. Elka, ce sont ses initiales. 

Aussi surprenant que cela est, ce jour-là, le petit Clandres a réussi à retrouver Elka. Ce qu’il m’a dit par la suite m’a rappelé non seulement que celle que j’aimais était toujours vivante, mais aussi qu’elle adorait une couleur que j’avais oubliée depuis ma mort : 

- L.K. Elka a dit qu’elle achetait les choux-fleurs mauves parce qu’ils étaient comme couleur lavande.

J’ai eu soudain un énorme flash. Lavande. Le parfum de Laure, sa couleur, sa fleur préférée. Lavande. Je me suis trouvé minable, méchant, égoïste, idiot, sans-coeur mais surtout infidèle de ne pas y avoir pensé plus tôt. Ma mort avait effacé une partie de ma mémoire, mais Sixpé me la faisait redécouvrir. Je me suis mis à regretter tous les choix que j’avais faits depuis ma mort. 

J’ai demandé au petit Clandres si je pouvais avoir toute sa confiance. Il m’a dit oui. Dans la paume de ma main, j’ai versé un peu de bleu, puis un peu de rouge, et du blanc, et du presque-noir jusqu’à ce que j’atteigne la couleur lavande que je désirais. J’ai versé le lavande de ma main dans le creux du mot ciel et j’ai soupiré un long moment. Je me suis lavé les mains et j’ai continué mon oeuvre : j’ai saisi le tube de rouge et j’ai versé de sa couleur dans le creux du mot amour. 

Je n’ai pas perdu de temps. J’ai demandé au petit Clandres de retourner sur terre pour espionner Elka. J’ai demandé à mon ange d’examiner la réaction qu’elle aurait face à ce ciel couleur lavande. 

Sixpé Clandres est descendu sur terre. Mais à peine avait-il trouvé Elka que Dieu l’a ramené sur le seuil de la porte de mon atelier. Je me suis empressé de lui demandé : 

- Alors?! Elle a aimé le ciel? A-t-elle vu mon ciel?! 

- Elle regardait ton ciel par la fenêtre, qu’il a dit. Mais j’ai pas vu sa réaction parce que c’était trop de rouge sur son corps partout...

J’ai souri. Le rouge du creux de l’amour s’est consumé sous mes yeux. Et toujours sous mes yeux, vous avez fait disparaître Sixpé Clandres. Vous l’avez fait passé immédiatement au paradis. Le secrétaire, quant à lui, ne me lâche plus depuis ce jour-là. Chaque matin, immanquablement, il cogne à la porte de mon atelier :

- Pas de folie aujourd’hui, Sir Lennon. Le ciel doit être bleu. C’est un ordre de Dieu. Pas de lavande, compris?

Je vous regarde, vous qui êtes à ma droite, stoïque, muet, imbécile... Je vous déteste parce que vous décidez de tout mais ne dites rien. Même l’amour ne vous fait pas broncher. Chaque fois que je vous regarde, je me demande :

- Un ciel couleur lavande... Quand on y pense, ce n’est pas bien différent d’un chou-fleur mauve. L’humanité pourrait s’y faire. L’humanité est capable d’aimer... 

Mais vous ne dites rien. 

*

Toc toc toc.
- Pas de folie aujourd’hui, Sir Lennon! Le ciel doit être bleu. C’est un ordre de Dieu. Pas de...

- Monsieur le secrétaire! Oui, de la lavande! J’aimerais faire repeindre les murs de mon atelier! Le jaune, ça m’angoisse...

- Vous êtes sûrs? Quelle couleur vos murs. Laissez-moi téléphoner... 

- Allez-y, téléphonez. J’adore votre musique douce mais forte. Lavande! Lavande mes murs! Vous avez lavande?

- Si vous voulez changer la couleur de vos murs, vous devrez passer cinq années supplémentaires au service de Dieu en tant qu’artiste-peintre, dans ce même atelier. Acceptez-vous de changer la couleur de vos murs? Dites oui si vous acceptez.

- Oui. Et aussi, j’aimerais bien changer de nom. 

- Il en vous coûtera six années supplémentaires.

- Mettez-en sept. Je me plais bien ici.

Et c’est ce jour-là que j’ai commencé à graver le nom d’Elka sur la gigantesque table de mon atelier.



CHAPITRE DEUX 
Couleur Elka



Vous faites semblant de ne pas connaître mon nom. Tout le monde a parlé de moi. Tout le monde a écrit mon nom partout dans les revues scientifiques. Je sais que vous ne lisez pas ce genre de revue mais vous avez dû y jeter un coup d’oeil récemment. Et moi je dis que c’est pour cette raison que vous m’avez invitée dans votre bureau. Et je dois vous dire que ça m’embête beaucoup, parce qu’à présent, je m’ennuie terriblement dans votre bureau. Vos vieux rideaux jaunes, on dirait les draps que les Grecs portaient dans l’Antiquité. Je suis sûre qu’ils sentent les épices et la transpiration grecque.

Je m’ennuie. Vous ne me parlez pas.

Je ne comprends pas pourquoi vous avez posé une plante sur le bord de votre fenêtre. Vous lui faites vraiment endurer toutes vos conversations? Je pense que si j’étais elle, je me laisserais sécher au bout de mon sang. Vous auriez beau m’arroser, je vomirais toute mon eau en dehors du pot et je vomirais si fort que cela ferait une jolie fontaine. Vous recevriez mes gouttes d’eau froide dans votre col et ça, ce serait trop drôle, parce que je vous regarderais pousser de petits cris en vous trémoussant sur votre chaise.

Je trouve ça drôle. Ça ne vous fait pas rire?

Je ne veux pas vous manquer de respect, mais (et je me confesse), je dois dire que je suis un peu surprise de voir que vous portez un col roulé. À vrai dire, j’aurais préféré que vous mettiez votre immense toge blanche. Celle qu’on voit dans les films. Ou encore votre habit avec la cravate. Mais votre tête dans le col roulé, comme ça, me fait penser à celle d’une girafe écrasée par un tronc d’arbre. Je me confesse parce que vous me l’avez demandé. Et j’espère sincèrement le faire de la bonne façon.

...

Je croyais que vous me poseriez des questions. On m’a conduit ici avec un crayon et du papier. On m’a dit que « vous vouliez que je raconte mon histoire et que je me confesse par écrit ». Dit comme ça, moi j’ai compris que je devais écrire mes confessions, mais que je devais raconter mon histoire avec ma voix. Mais vous êtes muet comme une loupe et je me vois très mal parler à un muet qui a l’air d’un sourd. Alors, comme ça, pendant que vous ne bougez pas, j’écris mes confessions : la chaise sur laquelle je suis assise me donne mal au coeur. Je ne sais pas combien de mortes vous avez fait seoir là-dessus ; je ne sais pas combien de fesses mon siège a reçu au visage, mais le chiffre que j’imagine je suis sûre qu’il est plus grand que tous les humains de toutes les planètes. Si j’étais vous, je confectionnerais un petit trophée en forme de cul, rien que pour l’offrir à ma chaise répugnante. Comme ça, elle comprendrait qu’il est l’heure de la retraite.

Je ne vous raconterai pas mon histoire à voix haute. Quand je suis montée sur la scène de la conférence, j’ai toussé dans le micro. Je devais raconter mon histoire à voix haute et j’ai été incapable de le faire. Je ne vois pas pourquoi j’en serais capable dans votre bureau laid.

J’ai toussé et les gens ont applaudi comme s’ils étaient contents. J’ai vu l’estrade. J’ai vu les plusieurs rangées de sièges rouges et j’ai toussé encore. Là, une bonne partie des gens dans la salle ont arrêté de parler. J’ai pu entendre ce que disait ceux qui parlaient encore de la couleur de ma peau :

- C’est « elka »!
- C’est entre le brun et le gris!... un genre de bleu bizarre...
- Non, pas du tout, c’est entre le bleu et le rouge, mais sans être mauve.
- Moi je la vois turquoise fluo!
- Moi, verte et bleue... et jaune... et un peu d’orange aussi, vous trouvez pas?

Alice Spence, une psychologue que je n’ai consulté qu’une seule fois, est montée me voir comme si elle était mon amie. Elle avait l’habitude d’être terne, pas très soignée, hypocrite et hautaine. Mais ce jour-là, elle s’était maquillée. Son rouge à lèvres a frôlé mon oreille d’une manière très désagréable quand elle m’a parlé. D’autres gens ont applaudi encore. J’ai fait semblant de sourire à tout le public et j’ai senti mon coeur aussi lourd que le choux-fleur violet que j’ai acheté mardi dernier.

- Est-ce que vous laisserez l’auditoire de la conférence toucher à votre peau ce soir, Madame Klee? elle a demandé. Si vous n’êtes pas encore tout à fait prête à le faire, nous pouvons comprendre...

Pas tout à fait prête? Croyez-vous vraiment qu’une personne normale puisse un jour se dire : « Ah, ça y est, aujourd’hui je me sens prête, j’ai bien envie de me faire tâter. Et ça tombe bien parce que je me trouve devant dix-mille personnes. Je crois que je vais profiter de cet auditoire pour me faire tripoter bien comme il faut! »

...

À la conférence, je n’étais pas seule à avoir un micro, mais j’étais seule à ne pas m’en servir. Je n’ai pratiquement rien dit de toute la conférence. Je n’ai fait que répondre aux questions, car je n’avais pas le droit d’interrompre le docteur Greig Farat et le président des médecins, Cloan Milague, lorsqu’ils parlaient. Eux, par contre, avaient droit de parole et droit de m’interrompre. Je peux dire qu’ils ont été gentils, quand même, de ne jamais m’interrompre pendant tout le temps qu’ils ont parlé :

- Madame Laure Klee, a dit le docteur Farat, a remarqué la présence d’une couleur étrange (la couleur « elka ») sur la paume de sa main droite le 21 février 1995. Pour dissimuler cette couleur, elle a dû porter des gants pendant « au moins deux semaines », m’a-t-elle précisé ; Mais comme la couleur s’est rapidement propagée jusqu’à vos bras, puis jusqu’à vos jambes, qu’avez-vous fait, Madame Klee?

- J’ai vidé ma garde-robe et je me suis acheté beaucoup de pantalons...

- Oui, mais vous avez aussi décidé d’en informer votre psychologue, Alice Spence, chez qui vous êtes arrivée entièrement voilée.

- Elle portait un hijab! a hurlé Alice Spence dans la salle.

Le président Milague a demandé le silence dans la salle. Les gens s’énervaient. Ils lançaient partout la barbe à papa qu’ils avaient achetée aux kiosques de l’entrée. Plusieurs ont tenté de monter sur la scène dans l’espoir de toucher ma peau, mais les gardiens les ont repoussés.

- Madame Klee, a continué le docteur, lorsque votre psychologue vous a vu portant le hijab, elle vous a demandé si vous aviez adhéré à une nouvelle religion. Que lui avez-vous répondu?

- Je lui ai répondu que je portais le voile parce que je suis laide.

- Non. Vous lui avez dit : « Un soir que je venais de terminer un tableau, j’ai aperçu la présence d’une couleur étrange sur la paume de ma main droite. Comme je peins souvent avec les mains, j’ai d’abord pensé que cette couleur provenait d’un mélange que j’avais moi-même créé. Mais, voyant que la couleur ne partait pas quand je tentais de la faire disparaître, j’ai bien vu qu’il s’agissait de quelque chose d’anormal que je devais cacher. » Est-ce bien ce que vous avez dit?

- ...Non je ne parle pas comme ça. J’ai une voix beaucoup moins grave que la vôtre et puis j’utilise d’autres mots...

Dans l’auditoire, plusieurs personnes ont levé leurs mains et ont demandé à parler. J’ai eu l’impression que tout le monde voulait parler sauf moi, mais que j’étais la seule qui avait quelque chose à dire (j’ai une confession à vous faire : je suis la seule à écrire et je trouve ridicule que vous ayez un porte-crayon vide sur votre bureau).

Le président commençait à céder le droit de parole à l’auditoire quand, tout à coup, une intense lumière a éclaté dans la salle. La couleur de cette lumière était identique à celle de ma peau. Enfin, la lumière s’est dissipée et une fois son intensité disparue, j’ai remarqué que tous les objets de la salle avaient gardé de cet éclat soudain le reflet de la couleur de ma peau.

- La couleur elka s’est répandue dans la salle! criait l’auditoire, effrayé.

Effectivement, les sièges étaient devenus mi-rouges, mi-elkas ; les visages mi-beiges, mi-elkas ; le béton mi-gris, mi-elka. Depuis le tout début de cette histoire, je déteste qu’on donne mon nom à une couleur que je n’ai pas créée. Mais puisque cette couleur inconnue qui a coloré le monde entier s’est d’abord retrouvée sur ma peau, je dois me confesser : c’est ma faute. Le diable, trop fier d’avoir inventé une nouvelle couleur, s’est servi de ma peau comme d’une toile vierge pour montrer son exploit artistique à la face du monde. J’en ai payé le prix déjà.

Après ce premier éclat très frappant dans la salle de conférence, il y en a eu un deuxième. Celui-là, très noir, m’a fait tombé de scène. J’ai eu à peine le temps de considérer la couleur rouge de mon sang que, déjà, j’étais morte. Tout s’est blanchi dans un parfait silence. Votre bonhomme sérieux est venu me chercher dans les méandres du néant. Il m’a demandé mon nom. J’ai dit Laure Klee.

- Oui, c’est votre vrai nom, il a dit. Mais ici, vous pouvez être rebaptisé. Choisissez un nouveau nom.

- Elka.

- Hum. Ce nom ne différencie pas votre vie de votre mort... Il n’y a pas un nom que vous aimez particulièrement...?

- Yoko?... Yoko Ono?

- Ce nom est déjà utilisé par 1 306 209 personnes... Acceptez-vous de vous faire rebaptiser Yoko Ono 1306209? Dites oui si vous acceptez...

- Oui oui... Mais ça sert à quoi?



CHAPITRE TROIS
Les praloquences



Je mettais à peu près un mois pour graver une lettre de son nom avec ma spatule. J’en étais à la lettre L quand votre secrétaire m’a fait faire une visite de vos jardins.

- Pas de folie aujourd’hui, Sir John Lennon... J’ai quelque chose à vous montrer qui devrait vous changer de votre petite routine. Suivez-moi.

Nous avons traversé une trentaine de couloirs, puis il m’informa :

- Les couloirs 31 à 35 donnent tous sur une portion de jardin. Chaque jardin a son jardinier. Dans le jardin-31, Gandhi 9828402 cultive les givrettes, une sorte de fleur. 

- Je peux voir vos givrettes? 

- Non. Dans le 32, Gébésé Taphame s’occupe d’un arbre géant qu’on appelle l’Hirsute... 

- Je peux voir l’Hirsute? 

- Non plus. Dans le jardin-33, Estébelle Sournoise cultive les praloquences, une nouvelle variété de petits fruits. Les praloquences ont un goût superbe, inventé par le cuisinier de la cuisine-53. Toutefois, leur couleur fait défaut. C’est la seule raison pour laquelle ces fruits ne sont pas déjà descendus sur terre. 

Le secrétaire s’est arrêté net devant le couloir du jardin-33. Il n’avançait plus et me regardait comme s’il attendait quelque chose de moi. J’ai demandé : 

- Je peux voir vos praloquences? 

- Oui. Venez. Votre travail sera d’étudier la couleur de la praloquence afin de lui donner une couleur normale. Car pour l’instant, sa couleur est, disons, impossible...

- Impossible? 

- Voyez par vous-mêmes.

Le secrétaire a ouvert la porte du jardin-33 et j’ai pu admirer la couleur impossible des praloquences : il s’agissait d’un vert, ou plutôt, d’un bleu très brillant, très près du gris et du blanc. Si près du blanc qu’il paraissait tantôt jaune clair, tantôt argent. C’était sans doute la plus belle couleur que j’avais vu de toute ma mort, et assurément la plus époustouflante vous n’ayez jamais créée. 

- Comment s’appelle cette couleur? ai-je demandé.

- On ne sait pas. Elle n’a pas de nom et elle n’en aura jamais. Jamais, puisque vous trouverez le moyen de l’éliminer, n’est-ce pas, Sir John Lennon...

*

Dans la serre du jardin-33, j’ai trouvé Estébelle au milieu d’un carré de terre. J’ai mis le pied dans sa terre et j’ai marché vers elle. Elle m’a crié de m’arrêter. Elle s’était affolée et j’ai pensé que je l’avais effrayée. Je me suis dit qu’elle était peut-être une sauvage, qu’elle n’aimait peut-être pas les humains et qu’elle se mettrait peut-être à me lancer des javelots ou des flèches si je m’approchais trop près d’elle.

- Tu piétines mes bébés praloquences! m’a-t-elle dit.

J’ai reculé en prenant soin de piler dans mes traces et je n’ai pas osé lui parler davantage. C’était moi l’effrayé, moi qui avais peur d’elle. Je me suis promené silencieusement à l’extérieur de la serre. J’ai fait semblant d’étudier le feuillage des praloquences d’un air très sérieux, très professionnel, et j’ai humé l’odeur du fruit comme si je connaissais les vins, les fromages ou les savons alors que je n’avais aucune idée de ce que je venais foutre dans le jardin-33. Puis, au bout d’un moment, j’ai regardé attentivement l’emplacement de mes pieds tandis qu’Estébelle travaillait dans la serre ; je me suis assuré que les pierres sur lesquelles j’étais n’étaient pas vivantes et j’ai parlé :

- Ça se mange? 

- Les roches sous tes souliers? m’a-t-elle répondu en souriant. Non, elles ne se mangent pas... Si t’as vraiment faim, tu peux toujours manger les praloquences les plus mûres dans l’allée 14, mais c’est déconseillé. Leur couleur colore le sang et on ignore les effets que la couleur peut avoir sur l’organisme. Quand je suis arrivée ici, j’en ai mangé plusieurs grappes et le commandant était furieux...

- Le commandant? 

- Le garçon qui t’a mené jusqu’ici... 

- Ah! Je l’appelle le secrétaire.

Elle a ri. Elle a continué de creuser de petits trous dans la terre et moi, plutôt que d’étudier stupidement la forme des roches sous mes pieds, j’ai décidé d’aller marcher dans l’allée 14. Les praloquences y étaient effectivement très mûres. La peau qui les recouvrait s’est écrasée très facilement entre mes dents, et le jus qui en est sorti était exquis. J’ai dû en avaler trois grappes. J’en aurais bien avalé une quatrième, mais je suis tombé dans les praloquences. C’était comme si j’étais tombé dans les pommes, mais en beaucoup plus juteux. Je me suis relevé, les genoux colorés étranges, et j’ai bien tenté de marcher, mais plusieurs masses noires, dont un rhinocéros, un tricératops et un hippopotame, m’ont barré le chemin. Je suis retombé mais, cette fois, le buisson dans lequel je me suis trouvé était beaucoup trop confortable pour que je ne m’en relève. 

À mon réveil, Estébelle débarrassait les buissons des branches que j’avais cassées et tentait de les réparer pour camoufler les dommages de ma chute.

- Lève-toi, m’a-t-elle dit. Si le commandant découvre que je t’ai laissé abuser des praloquences, il va m’envoyer en enfer. Il faut tout nettoyer...

- L’hippotame? Le dinosaure, le rhinocéros...

- Je sais que je suis grosse, pas besoin de m’insulter. Aide-moi.

Je l’ai aidée et, tout en réparant mes dégâts, nous discutions. À un moment, j’ai osé lui dire qu’elle ne semblait pas apprécier ma présence. Voilà ce qu’elle m’a répondu : 

- Je travaille dans ce jardin depuis sept ans. Toi, le peintre, tu viens ici pour peindre mes praloquences d’une couleur « normale ». Tu crois que ça me plaît? Si jamais tu réussissais ton coup, ils enverraient les praloquences sur terre et je me retrouverais sans travail. Je me retrouverais au paradis, et personne ne veut aller au paradis. Toi, tu veux y aller? 

- Non, pas du tout... J’ai demandé qu’on prolonge mon séjour ici de douze ans... Je préfère travailler. Mais ils n’ont pas du travail pour toi dans les autres jardins? Le jardin-34? 35?

- Dans le 34, il y a le balerin, un légume dont la maturation prend 25 ans. Pa Didée le cultive seulement depuis trois ans. Et le jardin-35, j’ai le regret de t’apprendre que c’est le jardin d’Éden. Personne n’y entre, personne n’en sort. C’est comme ça.

- T’as une solution? Moi, de mon côté, si je ne fais pas mon travail, ils m’enverront aussi en enfer alors... 

C’était comme si on nous avait forcé à faire la guerre. Estébelle m’a promis qu’elle ne m’empêcherait pas de faire mon travail, et moi de même, car ni elle ni moi ne voulait pousser l’autre aux enfers. Puis, elle m’a posé une question à laquelle je n’avais jamais réfléchi : 

- Crois-tu que tu pourrais intégrer la couleur de mes praloquences dans le monde terrestre? Si tu avais le courage de le faire, j’accepterais peut-être de laisser mes praloquences descendre sur terre... 

- Oui, je pourrais le faire. C’est un risque à prendre, mais j’adore l’idée. Et toi, de ton côté, une fois au paradis, si tu pouvais intégrer la couleur des praloquences dans le prisme des couleurs, tu imagines? La couleur se retrouverait dans l’arc-en-ciel! Ce serait génial!

- Je le ferai si j’en ai la possibilité! C’est sûr! 

- Prête-moi un couteau!

Et ainsi, d’une façon quasiment trop enthousiaste, nous avons conclu ce marché. 

*

J’en étais à la lettre A quand votre secrétaire m’a surpris, spatule à la main, en train de graver sur la gigantesque table. Je lui ai dit que j’étais en train de graver le mot praloquence et que le mot serait terminé avant demain matin. Bien sûr, d’où il était, mon commandant ne pouvait rien lire de ce que j’écrivais. J’ai ajouté que j’avais trouvé une couleur convenable pour les praloquences : le vert semi-turquoise semi-pourpre. Il était ravi : 

- Bien! Mais pas de folie, Sir John Lennon... Continuez de graver. Le mot doit être gravé avant demain matin. 

En réalité, j’avais depuis longtemps gravé le mot praloquence. La première lettre du mot amassait déjà la poussière. Le lendemain matin, bien avant que le secrétaire ne vienne comme à chaque matin me rappeler de ne pas faire de folie, j’avais non seulement terminé le mot praloquence, mais j’avais aussi terminé de creuser le trou qui servait de récipient au mot ELKA. J’ai versé quelques gouttes de vert semi-turquoise semi-pourpre dans le mot praloquence. Quand j’ai entendu les pas du secrétaire s’approcher de ma porte, j’ai su que le temps était venu pour moi de me couper le bout du doigt. Pour ce faire, j’ai utilisé le couteau qu’Estébelle m’avait prêté. Mon sang, même si je n’avais pas retouché aux praloquences depuis ma dernière chute dans les buissons, avait toujours la couleur du fruit. J’en ai versé quelques gouttes dans le creux du mot elka. 

J’ai attendu qu’on vienne me chercher. On a cogné à ma porte. J’ai entendu votre secrétaire me dire que je m’étais énervé, que j’avais fait une folie. Moi, je ne pensais qu’à une chose : la peau d’Elka. Désormais, sa peau devait être d’une couleur magnifique et impossible. Je souhaitais seulement que cette couleur, nouvelle, venue d’ailleurs, lui fasse penser à moi.



CHAPITRE QUATRE
Jardin-33



Les couleurs des murs me déconcentrent. C’est de la tapisserie? C’est un peu psychédélique, comme genre. Ça m’a fait perdre le fil de mon histoire. Où en étais-je? L’épisode de la conférence? J’ai été invitée à une conférence parce que la couleur de ma peau n’existait pas dans l’arc-en-ciel. Ça intriguait les gens. Et j’ai été fusillée parce que, à un moment, la couleur de ma peau s’est mise à exister dans l’arc-en-ciel. C’est aussi bête que ça. Mais je vous l’avais dit, ça, non? J’en étais à mon arrivée ici. Je vous ai parlé de, ah! Oui, votre bonhomme sérieux.

Votre bonhomme a presque été poli avec moi et m’a renommé Yoko Ono Cent-trente six deux-je-sais-pas-quoi. Il a dit que mon jardin était situé trente-trois couloirs plus loin, à gauche, et il a aussi dit que vous étiez à ma droite. 

C’est là que ça m’embête un peu, parce qu’à ce moment-là, vous me paraissiez assez grand. Votre visage était très lumineux et on ne voyait pas votre nez. Vous aviez un pantalon bleu et un minimum de virilité. Mais là, je me retrouve dans votre bureau, et ce que je vois, c’est une tête très humaine dans un col roulé. 

Je vois très bien votre nez, mais je ne saurais pas dire si votre tête est celle d’une femme ou d’un homme. Et votre poitrine ne me fournit aucune réponse à ce sujet. Ce que je comprends, c’est que vous vous êtes transformé. J’ignore pourquoi, mais vous avez changé d’apparence. 

- Je ne suis pas Dieu, Elka...

- Vous parlez?! 

- Je m’appelle Ezechielle. Je m’excuse, je n’ai pas pu m’empêcher de lire ce que tu écrivais... Et pour ton information, je suis une femme.

- Oh ben ça! C’est parce qu’on m’avait dit que Dieu m’attendait dans son bureau! Alors quand je suis entrée, je t’ai vue et j’ai cru que tu étais Dieu. 

- À moi aussi, on m’a dit qu’il m’attendait dans son bureau... Mais apparemment, c’est nous qui l’attendons... En attendant, moi, je ne peux pas te parler. C’est toi qui dois raconter ton histoire.

- Enchantée, Ezechielle, en tout cas.

Où en étais-je? Ah, oui, le jardin-33. Mais d’abord, il faut dire que je venais tout juste d’être morte et que j’en avais rien à foutre du jardin dont je devais m’occuper. Ce qui m’intéressait, moi, c’était Alexandre. Je me souviens d’avoir pleuré quand j’ai demandé au bonhomme sérieux s’il savait où se trouvait Alexandre Perce. 

Il a fouillé dans son carnet épais comme une feuille morte et m’a dit que non. À ce moment-là, je me suis dit qu’il me fallait oublier l’amour et passer à la mort. Mais je crois que je n’y suis jamais parvenue. Depuis la mort d’Alexandre (et encore aujourd’hui), c’est son absence qui décide de mes actions.

...Parler d’amour, je dois dire, que je n’ai pas reparlé d’Alexandre depuis un bon moment, et de le faire dans un décor pareil, vraiment, je me rends compte que c’est insupportable...

Où en étais-je...? Oui, le jardin-33... Mon jardin était situé au trente-troisième couloir, et les toilettes au premier. Pas trop pratique pour les petites vessies. En tout cas, quand j’ai vu les fruits qui poussaient là-dedans, j’ai compris pourquoi Dieu m’avait désignée responsable de la destruction du jardin. Leur couleur était identique à celle de ma peau. 

- Comment destruction?! T’as détruit mes praloquences?! 

- Comment tes praloquences? Elles sont à moi. Et j’ai pas fini mon histoire. Tu liras une fois que j’aurai terminé.

On m’avait donné de gros ciseaux. La première semaine, ça allait plutôt bien. J’exécutais les ordres de Dieu et je n’osais rien faire d’autre. Mais, avec le temps, j’ai senti que la liberté me manquait. J’ai voulu me changer les idées alors, pour m’amuser, j’ai goûté aux praloquences. J’ai découvert l’ivresse qu’elles procuraient et, après ça, je crois que j’ai fait semblant de travailler. 

J’ai tout oublié. J’ai dû détruire les mauvaises herbes parce qu’il me restait toujours un bon paquet de praloquences pour m’enivrer à la fin de la journée. 

Je mangeais des praloquences tous les jours. Au moins cinq, chaque jour, pendant deux mois. Puis, un jour, le bonhomme sérieux a mis les pieds dans mon jardin. J’ai eu le malheur de le traiter de fourmilier. Il a dit que ça n’allait pas et qu’une personne normale aurait pu faire le travail à ma place en moins d’un mois. 

Il a téléphoné à Dieu. Il m’a fait jouer sa musique dans les oreilles pour ne pas que j’entende leur conversation et j’ai eu la maladresse de danser. Je suis sûre qu’il a dit à Dieu que je n’étais pas normale parce que je dansais.

Enfin, le bonhomme a raccroché et m’a dit que Dieu m’attendait dans son bureau. Il a ajouté que j’aurais besoin d’un papier et d’un crayon car je devrais raconter mon histoire et me confesser par écrit. En réalité, c’était une certaine Ezechielle qui m’attendait dans son bureau. 

- Ezechielle... Tiens, tu peux lire maintenant...

*

Ezechielle a lu ce que j’avais écrit et m’a redonné le papier pour que je transcrive notre discussion. 

- J’ai lu, qu’elle a dit. Tu n’as rien de plus à dire?

- Je crois que c’est tout. Et puis? J’ai bien raconté? T’as tout compris?

- Je n’ai pas trop compris pourquoi tu as traité le bonhomme de fourmilier, mais sinon, ouais! De toute façon, c’est pas comme si on t’avait demandé d’écrire une oeuvre littéraire...

Ses commentaires m’ont soulagé. Mais tout de suite après, elle a dit qu’il était temps que je sache ce que les morts avaient fait de ma vie :

- D’abord, je dois te dire que je connais Alexandre Perce. Il a d’abord été rebaptisé Sir John Lennon, puis re-rebaptisé Ex-Novina.

- Il a été rebaptisé deux fois? 

- Ouais, en enfer, il faut encore changer de nom... Moi, à l’époque où je travaillais ici, je m’appelais Estébelle.

- Il est en enfer? Pourquoi?!

- Par amour pour toi... Il m’a dit de te dire que c’était parce qu’il t’aimait, qu’il a gravé ton nom sur sa table d’artiste pour y verser la couleur des praloquences... C’était une erreur, mais...

- Et le ciel couleur lavande! Je savais que c’était lui! 

- Oui, mais maintenant, après toutes ces conneries, tu es morte toi aussi. Et c’est aussi à cause de moi. C’est moi qui suis tombée amoureuse de la couleur des praloquences et c’est moi qui ai voulu la répandre sur le monde... Enfin, c’est moi qui ai mis la couleur elka dans la lumière... 

Ezechielle m’a expliqué de quelle façon elle était parvenue, en enfer, à accéder à la lumière de Dieu pour y ajouter la couleur elka. Elle m’a parlé d’une grande salle où tous les artistes jetés en enfer se retrouvaient pour tenter de transformer l’apparence du monde. Enfin, elle m’a promis qu’elle n’avait jamais souhaité ma mort. Je lui ai répondu que ça m’était bien égal d’être morte. J’ai demandé :

- Comment on fait pour aller en enfer?

Ezechielle a souri, comme si elle avait espéré de moi cette réponse. J’ai été aveuglée par la possibilité de retrouver Alexandre dans la grande salle des artistes jetés, et cet aveuglement m’a rendu plus heureuse que toute la lumière de Dieu. J’ai pris en note les conseils qu’elle m’a donnés et, secrètement, j’ai recommencé à espérer l’amour.

- Si tu es là, dans le bureau-purgatoire, c’est déjà un premier pas. Tu n’es pas loin de l’enfer. Dieu m’a probablement invitée à parler avec toi pour que nous décidions à l’avenir d’être sages. Mais tu sais, plus j’y pense, plus je crois que tout fonctionne par erreur. Encore une gaffe, encore une bêtise... Et je crois que Dieu aura fini de nous pardonner...

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