18 février 2010

Retrouver l'ivresse


Idée originale de Charlotte Gautier

Ce n’est pas par hasard si je bois quand je peins. Je ne peins que sous l’effet de l’alcool. Je commence à peindre dès la première gorgée et je termine lorsque je ne tiens plus debout. Le problème, c’est que lorsque je ne tiens plus debout, je m’efforce de rester debout. Je trébuche jusqu’au briquet, jusqu’au couteau et je combat l’ivresse suffisamment longtemps pour que j’aie le temps de brûler telle toile ou de trouer telle autre de cent coups de couteau. Le lendemain après-midi, voyant tout le gâchis que j’ai fait la veille, je m’ouvre une autre bouteille. Je bois pour réparer les toiles trouées ou pour en commencer d’autres.

Quand j’étais plus jeune, je peignais sans boire une goutte. J’étais vif et l’art m’amusait. J’avais la tête bourrée d’idées. Je pouvais vous réinventer le monde à chaque seconde. Suffisait d’une bouilloire, un peu de colorant alimentaire, une feuille de papier, parfois un essuie-tout... Je traçais au marqueur le contour des nuages que la vapeur d’eau laissait sur le papier. Je me disais que, si mes parents voyaient ce qu’ils voulaient voir dans les nuages du ciel, ils pourraient voir ce qu’ils aimaient dans les nuages que je créais.

Quand j’ai montré mes premiers nuages à ma mère, elle est restée bien froide. Elle m’a félicité du coin de l’épaule, rien de bien éclatant, et est retournée à ses carottes. Suite à cela, mes nuages se sont transformés. Je trichais. Je ne suivais plus exactement les contours que la vapeur d’eau m’imposait. Je faisais dévier mon marqueur pour que le nuage ait l’air d’une casquette, d’un jean, d’un t-shirt, d’un nez, d’un enfant... de moi. En fin de compte, chaque fois que j’allais à la bouilloire, j’en tirais un autoportrait toujours différent. Sur papier, j’avais l’air parfois heureux, parfois étonné, parfois triste. Enfin, peu à peu, je me suis mis à tricher sur l’émotion. Je jetais mes autoportraits souriants à la poubelle ou j’en modifiais la bouche pour exprimer mon humeur. 

Puis, un jour, je me suis décidé à montrer un nouveau nuage-autoportrait à ma mère. J’ai récolté sensiblement la même réaction que la fois précédente. Seulement, elle a ajouté : « il est dans sa crise d’adolescence. » Suite à cette critique, je ne suis plus jamais retourné à la bouilloire. Je me suis enfermé dans ma chambre. 

*

Un soir, Camille m’a parlé de ce qu’était l’art. Étant donné qu’elle était six ans plus vieille que moi, je croyais tout ce qu’elle me disait. Elle m’a dit que j’étais un artiste. Et ce, même si moi, à cette époque, tout ce que je voulais, c’était faire des nuages, faire réagir ma mère et me faire féliciter. Pour elle, tout ça allait ensemble. Elle m’a demandé de venir chez elle pour lui montrer mes nuages-autoportraits. 

J’étais gêné de mettre les pieds dans un appartement aussi crade. Il y avait des vêtements partout. Et des toiles, plus de toiles que je n’ai vu de toiles empilées dans toute ma vie. Elle m’a montré ce qu’étaient les tubes de couleur. Je lui ai fait sortir la bouilloire qu’elle ne sortait jamais de son armoire. Elle n’avait pas de colorant alimentaire, alors nous avons mis dans l’eau bouillante quelques gouttes de peinture à l’huile. Et c’est ce soir-là que j’ai inventé les nuages abstraits. 

Un premier nuage est apparu sur le papier blanc au-dessus de la bouilloire. Camille y a vu immédiatement quelque chose : « c’est une femme qui se fait avorter! » Puis, au deuxième nuage : « c’est un lustre éteint qu’on tente de rallumer... » Enfin, au troisième : « ma mère qui crève sous mes yeux. » 

Je lui ai demandé comment elle faisait pour voir tout ça. Non seulement elle l’ignorait, mais elle ne voyait rien dans ces interprétations qui puissent valoir quelque chose. C’est là qu’elle m’a tendu la bouteille. J’ai pris quelques gorgées. Mon sens artistique s’est altéré. J’ai réalisé que je n’avais aucune raison de continuer à faire des nuages pour ma mère. Camille m’a proposé de rester chez elle. Elle a dit qu’elle pouvait m’héberger, le temps que je fixe mon âme.

*

Chez elle, j’avais une chambre où j’ai dû peindre trois cents tableaux. Camille venait souvent voir ce que je peignais. Elle savait mieux me féliciter que ma mère. Je me suis vite senti artiste. Je suis sorti de la chambre pour peindre directement devant elle. Et tandis que je peignais tableau sur tableau, elle, elle me peignait en train de peindre. Et elle buvait et rigolait. 

- C’est quoi tu viens de peindre? Un oiseau? Une main? Non! attends.... une girouette! Un archange! 

J’ai dit non. Une fugue.

- Ah j’étais pas loin! La liberté right!

J’ai dit non. Un oiseau attrapé qui respire dans les fentes d’une main, une girouette qui se cherche un ange, un ciel pas d’étoiles mais beaucoup de nuages.

Elle a arrêté de rigoler. Elle a déposé son pinceau et sa bouteille et elle s’est levée. Elle m’a dit que j’avais beaucoup de talent et qu’il fallait que je continue de peindre. Le soir suivant, je peignais encore alors qu’elle buvait. Elle a demandé ce que je peignais :

- Une fugue? Un oiseau attrapé qui...

J’ai dit oui. Et le soir suivant, je peignais encore une fugue. Et le soir d’après, une fugue aussi. Je ne peignais que ça. C’était comme si mon inspiration s’était épuisée. Je ne créais rien de nouveau. C’est à ce moment-là que Camille m’a proposé la bouteille comme inspiration. Elle a dit que ça me sortirait de mon passé, que j’en oublierais les taches qui ne partent pas. Elle m’a dit que je créais de la nouveauté pour le monde.

*

Chaque soir, nous peignions l’un devant l’autre. Une bouteille de bière à la main. Sitôt que je devenais ivre, je ne voyais plus qu’elle, Camille. Je la peignais en train de boire et de peindre. Et quand je lui demandais ce qu’elle peignait, elle disait qu’elle me peignait moi en train de boire. À la fin de la soirée, nous nous montrions nos portraits. Nous nous esclaffions de rire et nous brûlions ce que nous avions fait. C’était une libération si immense que nous nous embrassions.

Aujourd’hui, si je veux tant brûler mes tableaux en fin de soirée, ce n’est pas l’ivresse qu’il faut blâmer. C’est le souvenir d’une ivresse que je veux détruire pour créer de nouveau.

Bien sûr, chaque fois que je m’enivre, je n’ai qu’un but : retrouver cette ivresse que je veux absoudre. Mais une fois ivre, je suis incapable de détruire quelque ivresse que ce soit. Je ne suis capable que de détruire le meilleur de ce que j’ai construit.

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