1 novembre 2009

Halloween : Le conférencier qui ne pouvait plus ouvrir la bouche

J’ai le SIDA. Mais bon, ça ce n’est pas très nouveau... Je l’ai depuis l’âge de 23 ans. Depuis cinq ans, je fais des conférences dans les écoles secondaires. J’explique aux jeunes le fonctionnement du SIDA, et pourquoi il ne faut pas avoir peur du SIDA, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en s’embrassant, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en serrant la main d’un séropositif... 

Mais hier matin, j’ai perdu la voix. J’étais muet comme un sac de chips dans lequel personne ne pige dedans. Muet comme un comptoir de cuisine à trois heures du matin. Muet comme un haut-parleur éteint. Vous aurez compris. Muet comme une barbe rasée. 

Mais ça ne m’inquiètait pas. Il m’arrive souvent de perdre la voix. Surtout lorsque j’ai trop fumé la veille ou que j’ai trop bu d’alcool. Quand ça m’arrive, le matin, sitôt que mes yeux sont ouverts, je teste ma voix par un bâillement exagérément fort : hâââille... Si aucun son ne sort, je souris. Je souris parce que ça économise sur le café : les matins où je me rends compte que ma voix manque, pas besoin de café. Le stress de passer une journée sans voix est suffisant pour me tenir éveillé. Puis je grimace. Je grimace parce que je devrai appeler le directeur de telle ou telle école pour lui annoncer mon absence à la conférence de l’après-midi...

Sauf que hier matin, mon teste du bâillement s’est déroulé assez bizarrement. Ma bouche a carrément refusé de s’ouvrir. Elle restait fermée, et cela malgré toutes mes tentatives de l’ouvrir : j’ai eu beau me prendre la mâchoire, pousser avec ma langue, cracher toute la salive de mon corps, rien à faire. Je suis sorti de ma chambre. Je suis allé me faire un bol de céréales, mais impossible de le manger : mes lèvres ne voulaient pas s’ouvrir.

J’ai tout de suite eu peur de mourir de faim. Réflexe normal. J’ai versé quelques gouttes de lait dans ma narine droite et j’ai pu avaler. Après trente minutes environ, j’avais douloureusement avalé la totalité de mes céréales. Puis, l’estomac plein, j’ai pu penser à une solution pour remédier à la situation. 

Je ne pouvais pas parler ; je ne pouvais pas manger ; je ne pouvais pas même embrasser. J’ai pensé à ma petite amie : « Qu’est-ce qu’elle va dire de moi?! J’ai perdu l’usage de la parole! Pire encore, je ne sais même plus comment manger! » En tout cas, je savais encore penser. Et je sais toujours penser, puisque j’écris ce à quoi je pense. Quoi qu’il en soit, je devais absolument trouver un moyen d’ouvrir mes lèvres. Pour pouvoir embrasser ma petite amie, d’une part bien sûr, mais aussi pour être efficace lors de la conférence que je donnais le lendemain après-midi. 

Ma première idée a été de me commander une pizza de chez Pépé et Roni. D’habitude, je suis incapable de résister à leurs pizzas. Mais hier, j’ai pu regardé ma pointe pendant plus d’une heure sans jamais en avaler un seul morceau. J’ai commencé à paniquer. Et chaque fois que le téléphone sonnait, je faisais comme si c’était une question de mort. Je me convainquais qu’il fallait absolument que je réponde : « Réponds, allez réponds et parle! C’est ta soeur qui se meurt! C’est ta tante qui enfante! C’est ton frère qui se fait traire! » J’avais beau me convaincre de tous les moyens, je répondais oui, mais je ne pouvais rien dire. Ma gueule restait inerte. Mes lèvres, soudées comme une poutre d’acier qui soutient les murs d’une cuisine.

J’ai pensé appelé le directeur de l’école secondaire dans laquelle je devais faire une conférence le lendemain. J’ai commencé à composer le numéro, puis les chiffres ont manqué. 514-542-4... J’ai dû retourner à mon carnet d’adresses. D’habitude, je me souviens assez bien des numéros de téléphone, même ceux les moins utiles... J’ai cherché le numéro de téléphone, puis, une fois que je l’ai eu trouvé, je suis allé à la cuisine me faire un bol de céréales parce que j’avais oublié de manger mon traditionnel bol de céréales du matin. J’ai versé le lait sur les Froot Loops. J’ai pris la cuillère, mais mes lèvres ont refusé de s’ouvrir. J’ai eu la brillante idée de verser le lait, goutte par goutte, dans ma narine gauche. Finalement, au bout d’une heure, j’avais avalé tout le bol. 

Mais je devais absolument trouver un moyen d’ouvrir mes lèvres. Alors j’ai pris un couteau, et j’ai tenté de me frayer un chemin entre mes deux lèvres comme si c’était là un pain à trancher. J’ai scié pendant une bonne minute avant qu’enfin le sang se mette à couler. J’ai dû arrêter de scier pour commencer à essuyer le sang sur le plancher de la cuisine. Une fois le sang essuyé, j’ai recommencé à scier. En pointant la pointe du couteau directement entre mes deux lèvres, j’ai pu entrer la lame. Puis, j’ai fait bouger le couteau vigoureusement pour créer un espace convenable entre mes deux lèvres. Enfin, j’ai réussi à créer un petit trou entre mes deux lèvres soudées par lequel je pouvais souffler. Mais lorsque j’expirais, il y avait beaucoup plus de sang que d’air qui sortait. J’étais un véritable gicleur dans la cuisine. Un gicleur incapable de parler.

Puis, je me suis arrêté de gicler pour me demander ce que je faisais. Je ne me souvenais plus tout à fait des raisons du sang et des lèvres en morceaux. J’ai pensé : « Il faut que j’appelle le directeur pour la conférence de demain! » De toute façon, c’était pas l’envie de parler de SIDA après toute mon histoire. Et le téléphone a sonné. Et ma petite amie à qui j’ai giclé encore du sang sur le téléphone. J’ai voulu dire arrête d’appeler mais elle appelle toujours. J’ai dit mon bol de céréales. J’ai dit j’ai oublié mon bol à la cuisine. J’ai cherché le bol et je me suis rendu compte que j’avais oublié de manger mon bol de céréales de la tradition de chaque matin. J’ai versé les céréales et le tout petit peu de sang. Et j’ai voulu mangé par les narines mais par le trou des lèvres, j’ai tout versé. J’ai eu l’estomac rempli pour régler mon problème de lèvres.

J’ai pensé à la conférence de demain. Mais j’ai oublié d’appeler le directeur. Et j’ai oublié d’appeler ma petite amie qui se demandait ce que je faisais, mais je n’ai pas pensé. Et j’ai oublié son numéro, même si je cherche dans mon carnet je ne trouve pas et de toute façon, je crois que je ne parle plus à ma petite amie avec qui je ne faisais jamais l’amour. Mais je savais une chose, c’est que même si je perdais un peu la mémoire et ma voix, et mes lèvres et mon appétit, je savais marcher jusqu’à l’école secondaire gagner un peu d’argent pour me payer de la nourriture et des fleurs pour la petite amie que j’avais perdue. 

Cet après-midi, je suis allé à la conférence, pour donner ma conférence au sujet de mon sujet de conférence qui est le SIDA. J’allais commencer en disant pourquoi il ne faut pas avoir peur du SIDA, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en s’embrassant. Et j’ai goûté le goût du sang sur mes lèvres. Mon sang plein de SIDA. J’ai eu peur du SIDA. Je n’ai pas voulu m’embrasser. Et je n’ai pas voulu m’avaler. Je me suis craché sur toute la classe et le directeur furieux plein de SIDA rouge sur le nez. J’ai perdu mon emploi et je ne suis plus conférencier. Ma santé s’en va et ma mémoire a dégringolé depuis tout à l’heure.

Et je crois que plus j’avance. Plus je crois que je perds.


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