4 février 2007

Renard le renard

Chapitre 1
Renard le méprisé & L’immobile Directeur


« C’est l’homme le plus exécrable! Le plus menteur et le lâche le plus ignoble! C’est le plus vomitif de tous les crasseux! L’hypocrite! Le crapuleux! C’est la crasse de la honte! »

Nous étions à table, tous les dix, comme à tous les dimanches. Nous faisions comme si cet homme que nous insultions était devant nous, en chair et en os.

Il devait être onze heures moins quart : nos insultes sortaient de tous les murs de la cuisine, de toutes les fenêtres jusque chez les voisins, de toutes nos bouches wrar avec les dents pleines de représailles… au cas où l’homme en question nous entendrait.

Nous en rajoutions, toujours avec violence, ça soulageait dans le ventre, dans le genre de « c’est l’être le plus répugnant, le plus infecte! Avez-vous remarqué ses ongles? C’est l’être le plus noir, aussi noir que le bout de ses doigts! C’est une bête de cirque, rions-en, rions-en… mais à la fin il faudra bien le renvoyer chez les singes! ».

Dans le flot de nos injures, nous oubliions même à qui nous nous adressions : « …c’est quoi son nom, déjà, à celui qu’on insulte? C’est l’idiot, c’est le méchant de la ville voisine? Monsieur qui? »

Heureusement, quelques-uns d’entre nous avaient des enfants très jeunes à qui l’imagination manquait souvent. Il fallait bien que la cervelle de ces petits ne soit pas inondée de méchancetés pour que le nom de celui dont nous nous moquions ressorte : « C’est Renard! C’est Renard! »

J’exigeais pourtant des enfants qu’ils restent au salon, loin de la conversation des grands, mais que pouvais-je y faire, si les enfants éclataient de rire à tout bout de champ… J’imagine qu’il était de leur droit de mépriser l’homme tout autant que nous le faisions…

Peut-être les enfants criaient-ils le nom de Renard simplement pour se rappeler envers quel homme exactement il fallait avoir tant de mépris… peut-être voulaient-ils inciter les voisins à faire comme nous, à rire et à se moquer; quoi qu’il en soit, nous étions dix anciens professeurs du collège de Strasby à ridiculiser Renard et à parler dans son dos, et pour de foutues bonnes raisons.

Nous nous réunissions toujours comme ça autour de la table de ma cuisine sous prétexte d’une partie de scrabble, genre, mais ce n’était pas de ce jeu-là dont nous avions envie. Nous jouions à inventer de nouvelles conneries au sujet de ce con de traître d’imbécile de Renard. Il fallait être prêts pour le coup que nous préparions : nous lui chierions dessus avec nos sacs bourrés d’offenses, prêts à jeter la merde à la figure de ce con.

Notre meeting de professeurs à la retraite était des plus importants : nous avions invité ce dimanche-là nul autre que Monsieur Le Directeur du collège de Strasby. Nous avions quelques questions à lui poser, et nous étions tous très impatients de le revoir après toutes ces années.

J’ai refait un peu de café et beaucoup de thé. Nous essayions de faire nos zens, mais des enfants tournaient toujours dans nos pattes : ils jouaient à faire les renards excités. J’ai dit aux plus agaçants de retourner au salon sur-le-champ, sinon je les cognais tous.

Malgré le tapage à la table et le rire des enfants, j’ai entendu qu’on sonnait à la porte : « Ah! Monsieur Le Directeur! Justement! »

Après l’avoir fait entré, j’ai pris son manteau et lui ai proposé de se rendre immédiatement à la cuisine : « Cuisine et salle à manger, c’est synonyme, ne soyez pas pointilleux, allez-y! Il y a du café! » Les dix professeurs applaudissaient autour de la table. Le Directeur passait serrer la main de tous et chacun. Il reconnaissait tous les visages de ses anciens collègues, il se souvenait même de Madame Philie, du département d’histoire de l’art. Elle n’avait pourtant enseigné au collège que durant un an, mais c’est avec une grande admiration super respectueuse que Le Directeur lui a demandé : « Vous permettez que je fume? Vraiment, de vous revoir… »

Il a allumé sa cigarette et poursuivait avec la fumée jusque dans les narines : « Ça me touche. J’ai hâte d’entendre ce que vous avez à dire. » Nous avions les yeux d’orphelins qui retrouvent leurs pères.

Chapitre 2
Les raisons de leur mépris sont justifiées

Le café coulait dans la tasse du Directeur. Je suis allée chercher un cendrier pour qu’il fume aisément. Je l’ai ensuite fait seoir sur un tabouret afin que tout le monde puisse le voir, et là, j’ai pris la parole :

« Nous étions tous impatients de vous revoir, Monsieur Le Directeur. Ne tardons pas. Nous allons téléphoner à Renard dans une heure.

Laissez-moi d’abord vous raconter l’essentiel afin que nous soyons tous au fait. Vous devez savoir que notre haine envers Renard ne date pas d’hier. Ça a commencé il y a de ça quinze ans, alors qu’il étudiait en arts visuels au collège de Strasby. Comme vous le savez, j’enseignais justement les arts dans cet établissement, et c’est là que j’ai rencontré cet étudiant stupide du nom de Renard. Il portait toujours moins d’intérêt aux cours et à la classe qu’aux cheveux de sa copine… l’hideuse… du nom d’un nom qui ne se peut pas…

Wendale qu’elle s’appelait, mais qu’on prononçait le w comme un v, comme vandale, en tout cas de toute façon, ce n’était pas son vrai nom : elle était une artiste peintre qui se tenait toujours à l’écart, dans sa pitié pitoyable. Un air pitoyable, ouais, une gêne sans pareil qui la rendait extraterrestre… ses cheveux blonds presque blancs la rendaient monstrueuse… remarquablement laide…

Pour l’amour de cette vieille harpie, Renard jouait les sournoiseries, et même plus que ça, je dirais qu’il manigançait quelque chose. Nous avons nos sources, Monsieur Le Directeur.

Nous savons par exemple que, à son premier jour au collège de Strasby, il avait insulté Valérie, une de nos élèves favorites. J’ignore si vous vous souvenez d’elle, mais souvenez-vous qu’à chaque fois que Renard ouvrait la bouche, ça sentait l’hypocrisie à plein nez!

Il avait observé les œuvres de cette petite Valérie, pendant deux secondes, puis il avait lancé un « c’est joli ce que vous faites »! Valérie n’en avait rien cru. Il ne fallait pas qu’elle se laisse étourdir. Elle lui avait répondu que « vous n’êtes pas sérieux, Renard, ce ne sont que des gribouillis, c’est affreux!… vous vous moquez de moi… c’est ça… vous vous croyez supérieur avec vos œuvres qui se vendent, c’est ça, vous vous permettez de faire semblant d’être gentil avec moi! ».

Ce n’était pas qu’une seule étudiante qui se plaignait de ce menteur, Monsieur : c’était tout l’établissement. C’était tous les gens honnêtes! Je sais… nous n’en disions rien à l’époque mais… c’est parce que nous n’étions que de pauvres professeurs impuissants face aux conversations d’entre les élèves… vous comprenez… »

La tête du Directeur a bougé un tout petit peu à ce moment-là. Il a fait signe de oui. Il comprenait que nous en voulions à un étudiant, mais il ignorait de quelle façon il pouvait nous venir en aide. J’y venais :

« Hum, hum. Après deux ans au collège, Renard ne s’était pas amélioré. Il réussissait ses travaux, oui, mais son comportement était lamentable. Il allait même jusqu’à se moquer du physique des autres collégiens, vous rendez-vous compte!

Je l’avais moi-même entendu à la cafétéria dire à un étudiant du nom de Pathelin, vous souvenez-vous de lui? : « J’aimerais beaucoup avoir des cheveux comme vous, vraiment! »

Balivernes! Sottises, que je dis! Pathelin aurait dû lever les poings et se battre, quelque chose! Remettre cette saleté d’égocentrique à l’ordre!

Il a pu au moins répliquer par ceci : « Vous vous moquez, Renard, vous mentez : pourquoi vous êtes-vous coupé les cheveux aussi ras, si vous aimez ma touffe? »

Nous aurions tant aimé une bagarre! Pathelin devait faire deux fois le poids de cette pourriture! Mais il en va de soi, Renard trouvait toujours les mots pour ne pas paraître méchant : « Oh… c’est qu’une touffe comme la vôtre n’irait pas bien avec mon visage d’australopithèque… vous, vous avez un joli petit visage d’hérisson… et tatati et tatata je suis un moqueur et blablabla! »

Je ne peux, Monsieur, je ne peux imaginer de quelle façon Pathelin s’était retenu de ne pas tordre le cou de ce bon à rien… Au lieu de lui tordre quelque chose, il lui répondait en vrai gentleman poli : « Vous vous moquez de moi. Tout ça n’est que mensonge! Vous n’êtes pas sérieux et la preuve est que vous vous êtes traité d’australopithèque! Vous ne vous ridiculiseriez jamais comme ça sérieusement : vous vous croyez beaucoup trop supérieur aux autres… retournez donc à vos pinceaux! »

Pathelin avait raison sur toute la ligne. Renard n’avait jamais été sincère. »

Le Directeur s’est alors levé un peu de sur son tabouret. Il nous a semblé tout à coup très impatient en se dégourdissant les fesses. Madame Philie a levé le bras droit et, frappant de l’autre bras sur la table, elle m’a dit : « Vous ne racontez pas comme il faut! Pathelin faisait carrément pitié! Renard l’avait insulté! »

Réalisant assez vite qu’elle était en train de s’emporter, la colérique, elle a ajouté aussitôt : « Ne partez pas, Monsieur Le Directeur, vous comprendrez bientôt de quoi il s’agit… Ne partez pas… »

Je savais que Madame Philie essayait de paraître la plus intéressante. Je ne me suis pas laissée distraire :

« Vous avez raison. Ce jour-là, Renard avait été beaucoup plus méchant que ça ne paraît. Seulement, j’essaie de mon mieux de résumer ce dont nous avons parlé depuis trois ans, à chaque dimanche de chaque semaine »

Le Directeur a souri derrière sa cigarette. Il nous observait comme si nous étions de pauvres animaux désemparés, mendiants que nous étions devant toute sa prestance. J’ai continué :

« Tout ça n’était que pour vous dire, Monsieur Le Directeur, que Renard n’avait rien pour faire pitié. Il avait beau dire qu’il ne tenait qu’à faire des compliments, nous n’en croyions rien. Nous savions dès le début qu’il n’était qu’un imposteur à Strasby, et c’est bien fait qu’il soit aujourd’hui déménagé à des kilomètres d’ici! Mais revenons-en au véritable problème…

À la fin de leur deuxième année au collège, tous les étudiants inscrits en art devaient réaliser un projet d’assez grande envergure sur lequel ils allaient tous être notés. C’est d’après ce projet que nous décidions si l’étudiant se méritait le diplôme…

Le projet de Renard était audacieux. Une série de toiles très impressionnantes desquelles il nous fallait admettre qu’il savait travailler la peinture à l’huile et que, malgré toute son arrogance d’étudiant irréfléchi, il savait peindre, Monsieur. »

Ça tapait rageusement sur la table de la cuisine. J’avais l’impression que les professeurs allaient me tordre quelque chose, qu’ils n’aimaient pas cette version des faits, Madame Philie la première, elle qui chialait encore sous sa perruque : « Ce n’est pas ça! Ces toiles ne valaient pas un clou! Nous avons tous été trompés par l’imposteur! »

Même le plus vieux de nous tous, Monsieur Albert, s’est levé au bout de la table pour scander et scander jusqu’à feindre la crise de cœur : « Vous n’y êtes pas! Il ne savait pas peindre! Ça, jamais! Ça, non! »

Je voyais bien qu’il fallait que je modifie quelques passages de la version pour leur plaisir, que j’apporte ici et là quelques parenthèses. J’ai précisé de quelle façon impolie et non civilisée Renard agissait toujours, et voilà que je repartais :

« Le problème, Monsieur Le Directeur, ce n’est pas tant que les toiles aient été bonnes ou non… C’est que les toiles de Renard étaient presque toutes à vendre, et que nous n’avons pas pu nous empêcher de lui en acheter quelques-unes. Nous avons aujourd’hui dix toiles de Renard. Une toile chacun… »

Le Directeur a eu l’air surpris en écrasant sa cigarette : « C’est drôle. Vous le traitiez pourtant d’imposteur. Pourquoi lui avoir rendu grâce au lieu de le faire échouer? De toute façon, puis-je savoir où elles sont, ces toiles? »

Elles étaient toutes empilées dans un coin de la cuisine. Le Directeur s’est empressé d’y jeter un coup d’œil, et pendant qu’il faisait, je m’empressais, moi, de rectifier les choses :

« Vous devez bien vous douter, Monsieur Le Directeur, que nous ne pouvions pas faire échouer l’étudiant. Certaines de ces toiles valent le coup d’être vues. »

Madame Philie m’a regardé avec les yeux méchants qu’on lui connaissait, puis : « Oh oui, et si elles sont si superbes, ces toiles, dites donc pourquoi nous les cachons dans votre cuisine, hein! Allez, dites! »

Chapitre 3
La trahison provoque un cirque impossible

Je devais en venir aux raisons pour lesquelles nous avions invité Monsieur Le Directeur. J’ai toussé un peu avant de parler :

« Hum hum. Comme je le disais, nous avions donné à Renard toute notre confiance à l’époque, vous comprenez; vous n’avez pas idée de ce que nous aurions pu faire pour cet être débile, pour l’aider à percer dans le milieu de l’art.

Et s’il a fini par obtenir son diplôme au bout de ces deux années, c’était d’une part grâce à vous, Monsieur Le Directeur, mais aussi grâce à nous! Sans notre soutien, il n’aurait jamais pu obtenir ce foutu diplôme : il n’aurait jamais pu être accepté à l’université de la ville voisine quinze ans plus tard! Ça aussi, c’est donc grâce à nous! »

À ces mots, les professeurs ont applaudi. Certains se levaient sur leur chaise. Les plus vieux s’étouffaient de plaisir et les enfants dansaient à m’entendre parler :

« Mais laissez-moi vous dire, Monsieur Le Directeur, à quel point Renard s’est moqué de nous… à quel point ce joueur s’est joué de nous de la façon la plus cruelle! Laissez-moi vous annoncer ce qu’il a fait, ce scélérat! Ce détraqué!

La perversion intellectuelle dont il a fait preuve au collège de Strasby, la fraude qu’il a commise, tout ça vous surprendra! »

Les professeurs embarquaient. Ha! Nous étions tous impliqués dans le cirque! Tous criaient, mais Monsieur Bernacle les enterrait avec son ton de dictateur : « Oui! Oui! Disons-le! Disons-le enfin! Renard le moqueur! Renard le joueur! Renard le cruel! Le scélérat! Le détraqué! Le pervers! Le frauduleux! À mort! À mort! »

Il fallait que je reprenne sur moi, que je respire un peu avant. Le cirque m’étouffait comme s’il tenait dans un sac ziploc pas plus gros que ma main. J’ai voulu ouvrir une fenêtre, mais les autres ne m’en ont pas laissé la chance. Il fallait que je dise tout, pour que nous cessions de souffrir dans nos ventres :

« Monsieur Le Directeur! Voilà… je vous le dis calmement…

Vous devriez lâcher ces toiles à l’instant même où je vous parle. Elles ne sont pas de Renard. Il n’en est pas l’auteur. Jamais il ne les a peintes! Jamais! Il s’est servi de notre naïveté… Il s’est servi de notre confiance! Nous avons nos sources, Monsieur Le Directeur!

Nous avons nos sources… Monsieur… nous nous sommes tous fait avoir comme de pauvres débutants… c’est terrible… dix toiles… trois milles dollars… mais ce n’est pas l’argent… ce n’est pas l’argent qui dérange, Monsieur! C’est ce crétin de Renard qui s’enfuit avec le diplôme que vous lui avez remis autrefois!

Il nous a tous utilisés, et le voilà aujourd’hui à l’université, Monsieur! Voilà qu’il souhaite devenir professeur en arts plastiques! Nous avons nos sources… Monsieur…

Ça fait trois ans, Monsieur, trois ans, que Valérie nous a contactés, disant qu’elle avait appris que les toiles de Renard n’étaient pas de Renard, mais d’une autre personne! »

Je pleurais. Ça faisait trois ans que nous cachions notre secret. Trois ans que nous ne disions rien de nos souffrances, de notre honte. Trois ans que nous faisions semblant de ne pas être nulles à chier! Ce dimanche-là, nous nous sommes sentis renaître quand Le Directeur nous a demandé « de qui sont-elles alors, ces toiles, si elles ne sont pas de Renard? ».

Aucun autre professeur n’osait répondre à la question. Tous me laissaient parler avec le nœud que j’avais :

« Elles sont de Wendale, Monsieur. C’est elle, l’auteure de ces œuvres! Cette chenille-à-poil! Elle qui n’a jamais fait d’études à Strasby, elle qui n’a jamais été impliquée au collège, ni rien! C’est une pure fraude!

Regardez, dans le coin inférieur droit de cette toile… Autrefois, il y avait la signature de Renard, évidemment, mais après avoir gratté, qu’avons-nous découvert ? Regardez. Qu’y voyez-vous? Wendale. La signature de la vieille harpie. Peu surprenant, n’est-ce pas, après tout ce que nous venons de vous dire?

Monsieur, je vous assure, Renard n’a jamais mérité le diplôme du collège… »

Et les autres hurlaient : « Voilà qui est dit! Voilà! C’est ça ! Haha! » Monsieur Albert tapait sur tous les murs comme un macaque, nos cris faisaient pleurer les enfants les plus jeunes, nous renversions même le thé.


Chapitre 4
Personne ne peut répondre à leurs attentes : tous se retournent contre un


Le Directeur ne disait rien. Son regard tournait frénétiquement autour de la table. Étant donné qu’il avait l’air inquiet devant notre cirque, nous nous sommes calmés et nous sommes redescendus de nos chaises. Il nous a dit :

« Je vois, je vois… je comprends vos sentiments, en tous les cas, mais qu’espérez-vous de moi exactement?

– Nous voulons… enfin, nous espérions que vous retiriez le diplôme de ce vieux chameau! a crié Madame Philie.

J’ai ajouté immédiatement que nous voulions que Renard soit contraint de quitter l’université où il étudiait. Nous voulions en premier lieu que cette vieille canaille ne puisse jamais devenir professeur. Le Directeur m’a regardé d’un air bizarre et :

« Mais comment voulez-vous? Vous vous y prenez trop tard! Pourquoi ne m’avoir rien dit quinze ans plus tôt? Les années ont passé, et maintenant, je n’y peux rien!

– Comment, vous n’y pouvez rien? ai-je demandé. Vous êtes le juge, Monsieur! Les écoles vous entendront! Vous avez tout pouvoir! Si un individu commet un crime, qu’il soit trouvé coupable un an ou quinze ans après, ça ne change rien! Vous me dites qu’il ne serait pas possible d’arrêter ce criminel? Ne me racontez pas d’absurdités, Monsieur…

Le Directeur s’est mis à rire nerveusement. Il réalisait que son rôle n’était ni celui d’un directeur de meeting, ni celui d’un maître de cérémonie bizarre; nous voulions qu’il prenne d’importantes décisions, mais il n’y entendait rien. Il n’y croyait pas :

« Haha! Je ne voudrais pas vous insulter, chers anciens collègues… mais si vous voulez mon avis, vous êtes tous un peu cinglés! Vos rencontres du dimanche ont dû vous rendre insensés!

– Cinglés? Cinglés?! répétait Madame Philie. Il n’y a rien de cinglé à vouloir nous venger de celui qui nous a trahi, Monsieur, vous me paraissiez un allié, maintenant je ne sais plus quoi penser!

– Vous vous moquez de nous, c’est ça! disait le vieux Albert, puis un autre disait de même, et tous s’y mêlaient.

– Moi je dis que Le Directeur n’est qu’un lâche! – Un lâche, oui! – Renard ne s’en sortira pas comme ça! Ça, jamais! Ça, non!

– À mort! À mort! criait toujours Monsieur Bernacle, le plus crack pot d’entre nous tous.

Nos délires commençaient vraiment à effrayer Le Directeur. Le pauvre demandait qu’on lui apporte son manteau au plus vite, qu’on le laisse sortir du meeting. Il se dirigeait vers le salon. Je me suis placée devant lui pour lui barrer la route, sans quoi il allait rejoindre les enfants.

Le temps passait si vite que nous croyions être ivres. J’ai dit à Monsieur Bernacle de se taire parce que nous n’arrivions à rien de cette façon. Madame Philie versait du thé. Il fallait redevenir raisonnables face à toute cette histoire.

Chapitre 5
L’heure du midi approche : Renard a la bouche pleine

Sans perdre plus de temps, je me suis adressée à tous mes collègues :

« Silence! Il est midi moins une! Nous devons téléphoner à Renard! Nous lui téléphonerons!... Nous prendrons de ses nouvelles. Nous ferons en sorte qu’il accepte de venir ici, dans la cuisine. Nous guetterons à la fenêtre. Calmez-vous, calmez-vous! Chut! Ne criez pas! Il faudra agir prudemment. Je donne l’ordre que personne ne lui saute dessus avant qu’il soit dans la cuisine.

Monsieur Le Directeur, vous vous tiendrez là, sur votre tabouret. Prenez une cigarette. Ne soyez pas aussi agité. Dès que vous verrez Renard apparaître dans la cuisine, ne le saluez pas. Il sera si étonné de vous revoir! La scène sera drôle! Vous lui direz d’abord que vous le méprisez. Vous ajouterez ensuite que vous êtes au courant de toutes ses manigances d’il y a quinze ans, et là, vous lui jetterez cette toile à la figure!

– Vous êtes malades! hurlait Le Directeur. Vous avez perdu la tête… votre plan ne tient pas debout… ça n’ira pas comme vous voudrez! Renard n’acceptera jamais de venir ici s’il sait que vous êtes tous là! Il n’est pas si bête, réfléchissez un peu!

– Bien sûr qu’il acceptera! Bien sûr qu’il est bête (je parlais avec assurance et nous avions tous confiance en notre plan)! Nous avons longtemps observé le minable sous tous ses angles… nous avons suivi son parcours. Le matin, c’est café, café, café. C’est de là qu’il tient sa nervosité. Au bout de son troisième café, l’abruti commence à écrire des niaiseries. Nous avons une petite idée des poèmes qu’il écrit à sa copine (il l’aime jusqu’à faire d’elle un cliché), de ses essais, de ses idées de romans, etc., mais bon, là n’est pas la question. Le midi, Renard bouffe ce qu’il y a à bouffer. Un animal, que je vous dis! Rien d’autre! Hum hum. Nous savons que quiconque veut le rejoindre doit le faire le midi. Le soir, le vaurien est occupé à peindre. Nous allons lui téléphoner. Nous inventerons quelque chose. Il viendra. Et après. Et après… nous le tuerons oui, nous l’égorgerons! »

Tout le monde riait, le visage caché derrière leurs mains. Personne n’osait se porter volontaire pour téléphoner au crétin. C’est moi qui le faisais. J’ai composé. Ça a sonné pendant dix secondes avant qu’une voix me réponde :

« …Mmmff excusez-moi, salut oui? Smrchhum excusez-moi j’mange, stmmpp j’avalais, oui?

– Hum hum. Bonjour, Madame, puis-je parler à Renard, s’il vous plaît?

– C’est moi. Vous êtes qui?

– Pardon, je ne vous avais pas reconnu…

– Qui est-ce qui parle?

– Vous ne me reconnaissez pas? Je vous appelle en compagnie de mes collègues… les professeurs d’art du collège de Strasby!

– Ah, Madame De Repentigny! C’est bon de vous entendre.

– Je vous en prie, ne faites pas semblant... je sais que je vous dérange… je prenais simplement de vos nouvelles et…

– J’vous assure. Mmmff-yurmm vous me dérangez pas. Je peignais un nouveau tableau depuis ce matin, là, je suis en pause. Vous m’entendez manger ah, mmhummpff j’aime pas ça qu’on m’entende manger ah, excusez-moi…

– Non? C’est vrai? J’ignorais que vous peigniez le matin… une nouvelle toile, vous dites? De quoi ça parlera?

– Mes toiles parlent pas… Hummmadame, je vois pas comment mes toiles pourraient parler de quelque chose… elles sont muettes tout le temps…

– Ne vous moquez pas de nous, Renard! Vous jouez sur les mots!

– Jouer avec les mots, jouer avec les couleurs… c’est pareil, Madame… »

Je me retenais pour ne pas raccrocher la ligne au nez de ce goinfre qui s’empiffrait en direct. Mais il ne fallait pas que je m’emporte dans un autre cirque. J’avais à lui demander quelque chose :

« Vous souvenez-vous d’il y a quinze ans, Renard, des dix toiles que nous vous avions achetées?

– Un peu, ouais, certainement.

– Je les ai justement avec moi. J’avais l’idée de les accrochées aux murs de ma nouvelle cuisine, seulement voilà, avec toutes les rénovations que nous avons subies, vos toiles se sont fait quelque peu écorcher… Il y a dans les coins quelques égratignures… Serait-ce possible de venir y jeter un coup d’œil? Quelques retouches… ça ne vous prendra que dix minutes, tout au plus… je me chargerai de vous payer…

– Normalement, je dirais non… mais c’est vrai que j’ai besoin d’argent…

– Allez, n’hésitez pas, je vous ferai du café!

– J’vous avoue que je suis un peu nostalgique et que ces toiles-là me manquent et qu’en souvenir du collège… Combien vous allez me donner?

– Deux cents dollars.

– Pour trois cents dollars, j’accepte. Donnez-moi votre adresse, j’arrive dans vingt minutes… »

Je lui ai donné l’adresse. Il paraissait presque gentil. Presque sincère. Les professeurs riaient aux éclats : je leur ai dit de se taire ou sinon Renard remarquerait que nous nous moquions de lui. J’ai remercié malgré moi cet épouvantail imposteur que j’avais au téléphone, et j’ai raccroché avec un sourire qui paraissait dire ah, ce que je peux être malsaine moi aussi

Ça éclatait de joie, de la cuisine au salon : « Il viendra! Il viendra! » Monsieur Bernacle tenait deux enfants sur ses genoux. Il affichait un sourire pour la première fois du meeting. Midi dix. Nous guettions tous à la fenêtre. Nous avions tout préparé pour l’arrivée de Renard.

Chapitre 6
Renard n’est pas Renard


Dans la neige, Renard était méconnaissable. Nous pouvions mal distinguer son visage et, en plus qu’il portait une cape jusque par-dessus la tête, il nous aurait été difficile de dire s’il s’agissait bel et bien de lui. Comme il passait devant la fenêtre pour sonner à notre porte, nous n’avions plus de doute que c’était lui. Nous remarquions toutefois que ses cheveux, en quelques mèches qui dépassaient de la cape, étaient différents de ceux qu’il avait autrefois : soit ils étaient devenus blancs à cause de la neige, soit l’homme s’était fait teindre en blond. Chose certaine, ses cheveux avaient allongés depuis ce jour où nous l’avions croisé pour la dernière fois, il y avait de ça un an, à la gare de Strasby.

Renard a sonné trois coups. J’ai quitté la fenêtre, calmement, pour aller déverrouiller. Juste avant de lui ouvrir, j’ai crié au travers de la porte : « Renard? Est-ce bien vous? » Il m’a répondu que oui, c’était lui.

Les professeurs se tenaient à l’écart, tranquilles, autour de la table, et Monsieur Le Directeur attendait sur son tabouret, comme prévu. Madame Philie s’étirait le cou, essayait de percevoir quelque chose de l’air du vestibule. Elle avait tant rêvé de ce jour-là où elle serait témoin de notre vengeance, ah, qu’elle débordait d’envie de voir le malaise de Renard vis-à-vis Le Directeur…

Je suis arrivée dans la cuisine en compagnie de Renard… J’étais complètement gênée. Je n’osais pas imaginer la réaction qu’auraient les autres lorsqu’ils réaliseraient dans quelle merde nous nous mettions encore…

En voyant Renard à mes côtés, la Philie est tombée de sa chaise en s’écriant : « Qu’est-ce que c’est que ça! Mais! Non! Qui est-ce que vous nous avez ramené là?! Ce n’est pas Renard! – Ce n’est pas Renard, reprenait Monsieur Albert. Ça, jamais! Ça, non! »

Ils constataient juste, mais Renard semblait très naturel, avec son accent québécois qu’il m’est impossible de transcrire ici tellement moi je parle bien, très à l’aise à dire: « Oh, mais bien sûr que j’suis Renard! Qui voulez-vous que j’sois? »

Je ne pouvais pas tolérer l’imposture dans laquelle nous nous étions placés : « Vous n’êtes pas Renard, ai-je dit avec conviction, ne vous moquez pas de nous encore, Madame! Vous êtes Wendale! Nous savons vous reconnaître!

– Ah! criait le reste des professeurs. La vieille harpie! »

Nous connaissions Renard comme un homme de type super classique : presque pas de poils sur la tête, un chapeau vert foncé comme les forêts denses, un pantalon tissé dans un brun poussiéreux, tout ça, en plus d’un visage d’australopithèque… C’était la description la plus juste que nous nous faisions de lui, mais là, nous nous retrouvions devant autre chose : une femme avec de vrais seins, de vraies jupes sous la cape, du vrai rouge à lèvre et de vrais cheveux blonds presque blancs. Nous nous retrouvions devant Wendale et en plus, celle-ci se faisait passer pour Renard!

Je n’y comprenais à peu près rien : « Renard… Wendale… Peu importe! Cessez votre petit jeu! Nous avions invité Renard pour nous venger de tout ce qu’il nous a fait subir par le passé, vous êtes peut-être au courant de ses manigances… Avouez qu’il n’est pas l’auteur de ces toiles! Avouez qu’elles ne sont pas les siennes!

– C’est vrai, m’a dit Renard pendant qu’il retirait ses mitaines, elles sont pas les miennes : elles sont les vôtres …

– Vous vous moquez! »

Les enfants chantaient Renard le moqueur! Renard le menteur! J’avais beau leur dire de se taire, qu’il ne s’agissait pas du crétin mais bien de Wendale, une femme, avec du cutex plein les ongles pis des cheveux longs jusqu’aux seins pis toute le kit, mais les enfants continuaient de se tromper en y prenant même un malin plaisir. Ils riaient.

Je revenais à la conversion : « Wendale. Dites-moi. Qu’avez-vous fait de Renard? Où l’avez-vous caché? Il est là, sous votre cape?!

– Ôtez vos sales pattes de là! Je vous dis depuis tout à l’heure que je suis Renard! Excusez-moi, je m’emporte… J’aime pas me mettre en colère, Madame De Repentigny, je veux pas être méchante, mais vous vous entêtez. Allez donc premièrement savoir comment prononcer le nom de Wendale : il se prononce pas comme Vandale, mais bien comme Wenndayle! Excusez-moi, je m’emporte encore… Ce sont juste des noms sans importance, mais j’vous répète que moi, je-suis-Renard!

– Vous ne m’aurez pas avec vos diversions, Madame. Si vous êtes vraiment Renard, dites-moi comment se fait-il que vous ayez la cape, les seins, les cheveux blonds et absolument toute l’apparence de Wendale! Vous me faites croire n’importe quoi, des vessies pour des lanternes, vraiment.

– Vous choquez pas, Madame… D’avoir le corps qui nous rend heureux, c’est pas génial, ça? »

Le Directeur avait tenté jusque là de respecter le plan et de rester muet sur son tabouret, mais comme le malaise de Renard ne venait pas et que ce dernier se présentait sous la forme de la vieille harpie, il nous a donné son avis sur le grotesque de la situation : « Madame De Repentigny, tout ça me semble devenir un cirque interminable. Que cette femme soit Wendale ou Renard : à quoi bon vouloir entendre que Renard est un imposteur, si nous ne savons même pas qui est Renard? »

Je lui ai répondu qu’il ne se rendait pas compte de la gravité de l’affaire : Renard s’en sortait encore sans aucun embarras. Nous avions médité notre plan pendant trois ans avant de le mettre à exécution, et voilà que nous étions encore pris au piège. J’allais tenter de démasquer l’imposteur :

« Renard. C’est comme vous voulez : je ne vous appellerai pas Wendale, bien que vous ayez son physique, je n’en tiendrai pas compte… Mais, si vous étiez réellement Renard, vous seriez capable de répondre à cette question : cette dame que vous voyez assise là, à cette table, qui est-elle? Renard serait capable de l’identifier… elle lui a enseigné pendant un an au collège. »

Je pointais Madame Philie. Elle était super ravie d’avoir été choisie pour le test. Renard a répondu à mon interrogation malgré les larmes subites qui faisaient couler son mascara :

– J’sais pas, Madame, disait-il ou disait-elle en tendant la main pour un kleenex. J’ai honte… J’ai… j’ai jamais eu la mémoire des noms…

– Ne pleurez pas, Wendale… Vous pouvez m’avouer que vous n’êtes pas Renard, il n’est pas trop tard. Je ne serai pas fâchée…

– C’est pas ça! Je me souviens seulement du nom de ceux que j’aime et… Croyez-moi, je pleure et…

– Vous n’aimiez pas Madame Philie? Ah! Je n’en doute pas une seconde… et je ne doute pas que vous voulez rire de moi! Vous êtes bien comme ce poisson cru de Renard! Vous ne m’aurez pas avec vos quelques sentiments soudains, Wendale! J’y vois très clair! »

J’y voyais très clair. Renard-Wendale cachait quelque chose du genre d’un terrible secret, plus terrible encore que le meurtre que nous avions prémédité. Il-elle ne voulait pas me dire ce qu’il-elle avait fait de Renard : nous voyions très clair! Ce monstre-femme au sexe incertain était la cause de tout notre malheur!

Chapitre 7
Renard est en proie à une finale carnavalesque


Plus qu’un cirque, véritablement, le meeting était devenu un carnaval pittoresque où nous disions ce que nous avions à dire. Il m’a semblé que nous avions vêtu jusque là des costumes divers et interchangeables. Nos rôles respectifs s’inversaient soudainement : Monsieur Albert retombait en enfance, Madame Labé s’exprimait en une macaque débauchée, la perruque de Monsieur Panurge volait dans les airs, Madame Roy, droite comme un piquet, ponctuait chacune de ses phrases par des « à mort, à mort! », Madame Philie riait au point d’en péter au frette et Monsieur Bernacle poussait Le Directeur pour prendre sa place sur le tabouret.

Un nouveau rôle revenait aussi au Directeur, dans le brouillard de la fumée blanche de ses cigarettes, c’était le juge : « Oui, c’est vrai, c’est vrai, disait-il, je suis le juge! Écoutez-moi parce que j’en ai assez! Tout ça est interminable! La folie nous rendra fous! La maladie nous prendra si nous ne faisons rien! Je dis que ce monsieur-madame Renard-Wendale est le-la coupable du meurtre de Renard! En tous les cas, il-elle est responsable de sa disparition! De là le verdict que je rends : il-elle doit être égorgé-e immédiatement! »

Nous sentions qu’avec cette déclaration, tout virerai au comique une fois pour toutes; qu’avec l’aide du Directeur, nous pourrions rire de nos lésions du passé comme si tout sang était ridicule, comme si tout sang se transformait en ketchup en un seul impact démesuré.

Nous avons profité du fait que Le Directeur avait les bras ouverts et la poitrine arrondie vers l’avant pour lui sauter dans les bras. Nous l’embrassions avec tant de dévotion que nous revivions à ses pieds, oui, certains lui massaient les pieds, d’autres lui baisaient les mains : nous faisions de lui le roi du carnaval, et si le roi était d’accord avec tout ce que nos délires impliquaient, alors nous étions d’accord à être ses esclaves.

Ça s’en allait dégénérer. Renard-Wendale devenait nerveux-se. Il-elle récitait, angoissé-e avec ses mimiques de féminine, des choses complètement flyées du genre de c’est pas parce que mon identité est difficile qu’il faut que vous soyez méchants-méchantes : d’être amoureux d’une fille et d’en devenir une, c’est rien de monstrueux; vous êtes jaloux-jalouses c’est ça, jaloux-jalouses de ma métamorphose du siècle, jaloux-jalouses de ma réussite, jaloux-jalouses du etc., tout ça : nous lui avons sacré après et il-elle s’est fermé la gueule.

Comment aurions-nous pu croire que l’âme de Renard vivait effectivement à l’intérieur de la féminité du corps de Wendale? Cette fusion qui s’opérait entre les deux relevait à nos yeux d’une monstruosité fantastique impossible, presque magique, que même l’amour ne saurait provoquer.

Nous avions si peur d’une autre défaite, si peur d’une énième humiliation, que nous n’écoutions plus Renard : « Taisez-vous, lui ai-je ordonné. Inutile de cacher votre identité derrière le nom de Renard, Monsieur-Madame Renard-Wendale. Inutile de nous faire croire qu’encore au creux de votre ventre habite Renard! Celui-ci est disparu par votre faute, je répète, par votre faute! Allez savoir ce que vous lui avez fait… mais nous le vengerons! N’est-ce pas, collègues? Vengeons Renard! Vengeons Renard! »

Et les autres me supportaient à mort, « à mort, à mort! », en réalité, notre folie avait une raison précise : c’est nous qui voulions tuer Renard, depuis trois ans, sauf : Wendale avait pris notre place. Nous avions mis trop de temps, nous avions trop attendu avant d’exécuter notre plan, et cette rivale nous avait dépassés. Elle avait gagné la course.

Il s’agissait de devenir les plus rapides. J’ai pris le ton dictateur qu’avait ce fou de Bernacle précédemment : « Monsieur Le Directeur a rendu son verdict, chers collègues : tuons Renard-Wendale le-la tueur-tueuse! Wendale la vandale! La traîtresse! L’imposteure! La vraie de vraie! Tuons-la, et la défaite sera loin, loin derrière! »

C’est tout comme si les tasses de thé avaient contenu de l’alcool. Nous en avions bu jusqu’à l’ivresse. Nos yeux voyaient flou. Un énorme brouillard nous empêchait de savoir qui était qui. Le Directeur avait été touché par l’enivrement plus que nous tous. Il a été le premier à sauter sur Renard-Wendale en le-la traitant de folle :

« La folie vous a gagné, Monsieur-Madame! Vous allez mourir! Nous allons mettre un terme à toute notre névrose commune, enfin, vous êtes probablement plus dépressif-ve que nous tous! Vous seriez bien mort-e! »

Renard-Wendale ne disait rien. Peut-être aurait-il-elle dit quelque chose si Le Directeur lui en avait donné la chance : les doigts serraient si fort la gorge de l’égorgé-e qu’il-elle ne pouvait rien sortir de là. Nous observions et, puisque nous étions ivres, nous n’avions aucune pitié.

Des animaux. C’est ce que nous étions alors. Le Directeur était un lion aux griffes acérées et aux pattes robustes, Madame Philie était une pie qui ne cessait pas, Madame Roy devenait une panthère pour déchirer la jupe de Renard-Wendale en lambeaux, Monsieur Bernacle était un corbeau crieur sur le tabouret, etc. Je ne saurais dire ce qu’étaient les enfants exactement, d’animal ou d’être humain, mais ils prenaient part à la fête. Des gazelles, disons, oui, qu’ils étaient des gazelles; alors que nous voulions tuer ce qu’il y avait de Wendale dans Renard-Wendale, ils étaient les seuls à y voir Renard et à chanter sa torture : « Le moqueur s’en ira avec ses menteries! Le menteur pourrira avec ses moqueries! Lalalalalère! »

Pendant que tous vengeaient la disparition de Renard en étranglant ce qui ressemblait à Wendale, je suis descendue à la cave chercher les trois pelles que nous avions cachées. J’étais un singe avec une pelle à la main.

Quand je suis remontée à la cuisine, le visage de Renard-Wendale était bleu, mais il vivait encore. J’avais si hâte de voir cet-te imposteur-e mort-e que je l’ai achevée par un coup de pelle, très franc, derrière la tête. Le corps de Wendale est tombé comme une poche de sable. Nous avons enroulé le cadavre dans sa cape et l’avons transporté jusqu’au jardin.

Le Directeur était en tête de file. Ses chants victorieux attiraient l’attention des voisins. Nous n’étions pas subtils pour deux cennes, personne, de la cuisine au jardin nous formulions des slogans morbides et les enfants m’étourdissaient avec leurs chansonnettes enfantines : Vandale la vandale! Renard le renard!

Rien que de raconter ces événements me donne la nausée. J’avais de grandes vagues de mal-au-cœur-beurk suivies d’envies de vomir. J’ai creusé dans la neige jusqu’au sol sans trop y penser. Nous avons creusé le sol jusqu’à un trou profond de cinq pieds. Certains riaient encore alors que d’autres, comme Monsieur Albert, pleuraient. Nous réagissions par contraires et par contrastes, oui, des sentiments ambivalents provoqués par notre carnaval sinistre.

C’était une montagne russe dans laquelle certains se rendaient compte un peu trop tard qu’ils n’aimaient pas les manèges. Pour ma part, même si je pleurais la mort de Renard, je ne m’empêchais pas de rire à gorge déployée avec les enfants. Ce n’était qu’un jeu pour lequel nous étions assis à observer le mort ou la morte, l’épouvantail ou la vieille harpie, lui ou elle, avec quelques manques de lucidité.

Autour du trou de ce cadavre qu’au fond nous ne connaissions pas, un deuil profond s’est acharné sur nous. Par l’enterrement, nous réalisions que jamais Renard ne nous réapparaîtrait, ni en chair ni en os, que jamais son fantôme ne reviendrait nous hanter dans le flou de nos délires.

Au moment de dégriser, nous étions un pays plongé dans le deuil. L’alcool s’évaporait avec le parfum des fleurs que nous déposions sur le cadavre sans cercueil. Jamais les funérailles du jardin ne nous ont délivré de tout ce mal : « Chers collègues, disait l’un ou l’autre de nous dix, cher Monsieur Le Directeur, rentrons avant que les voisins commencent à nous insulter. »

Dans la cuisine, le goût amer de la sobriété… Nous avions besoin d’un peu de vodka, d’un peu de bière… de beaucoup de vin. Nous avons trinqué. Avant que mon corps s’écroule sur le tapis du salon avec les enfants, et que ma tête reste ailleurs, j’ai juré à la troupe que jamais, jamais je ne cesserais de détester celui qu’on appelait Renard : l’hypocrite, le crapuleux, la crasse de la honte…

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