16 avril 2008

L'oeil du témoin



Une fille entra dans un restaurant, accompagnée de ses parents. Le serveur prépara une table. Il les fit assoir et demanda si les ustensiles convenaient. Capricieuse, la fille demanda qu’on changeât sa fourchette. Sa mère, ayant tout prévu, sortit de son sac à main la fourchette préférée de sa fille :

- Ça ira, dit la mère. Les ustensiles conviennent.

Le serveur alla chercher de l’eau. Il en versa dans chaque verre, puis demanda si l’on était prêt à commander :

- Pas encore, dit le père. 

La fille prit le menu. Elle fit son choix. Elle attendit qu’on vînt de nouveau prendre sa commande. Le serveur accourut aussitôt :

- Pour Mademoiselle?

- Un sandwich au jambon, répondit la fille. Coupé en petits morceaux. Et un gâteau au chocolat aussi.

- Et pour Monsieur, ce sera quoi?

Le père n’a pas faim. 
La mère non plus. 
Les parents sont venus ici pour les toilettes.

Le serveur hausse les épaules. Une seule commande. Il note tout cela dans un carnet. Sandwich jambon et gâteau chocolat. 

Les parents se lèvent. Ils s’en vont aux toilettes. Quand le serveur vient servir le sandwich au jambon, les parents ne sont toujours pas revenus à table.

La fille sourit en voyant l’assiette qu’on lui apporte.

Elle prend une première bouchée de son sandwich et, comme une miette de pain va pour tomber de ses lèvres, elle camoufle sa bouche derrière ses jolis petits doigts dont les extrémités, très roses, frôlent ses narines en les obstruant presque ; quiconque la verrait alors saurait deviner qu’elle hume ainsi discrètement l’odeur de ses doigts pour s’assurer qu’il n’y ait rien d’étrange dans le parfum naturel de sa main, rien de désagréable dans le parfum collant de ce qu’elle a touché auparavant : cette compote de pommes, entre autres, avait ce matin-là finement parfumé ses ongles qui, récemment polis et soignés par une manucure à laquelle avait été ajouté, en guise de décoration, à la base de chaque ongle, un autocollant en forme de pétales de fleurs, reluisent à présent comme l’intérieur des coquillages.

Elle presse une première fois cette bouchée entre ses molaires, et quiconque verrait les petites dents carrées de cette fille remarquerait d’abord et avant tout l’ampleur de ses gencives qui, anormalement épaisses, transforment chaque sourire en une explosion de rouge éclatant, du menton jusqu’aux joues remarquablement lavées de toute rougeur ; les joues de cette fille ressemblent à celles d’une poupée dont le plastique sentirait d’abord le caoutchouc, puis sentirait la salive des enfants aux lèvres mouillées qui embrassent trop facilement les joues des poupées, le front des poupées, toutes ces surfasses lisses et douces dont les odeurs initiales disparaissent bientôt sous une viscosité desséchée d’où émane cette senteur humaine du baiser, de la bouche et de l’intimité, que quiconque voudrait inhaler jusqu’à s’en endommager les narines, jusqu’à s’en détruire les cavités pour qu’ensuite cette senteur s’étende au fond de la gorge et rejoigne les papilles, jusqu’au goût, c’est bien cela, pour qu’une fois pour toutes quiconque puisse goûter ce qu’il voudrait respirer de l’haleine inconnue : en réalité, il voudrait lécher la peau délicate, et que se mélangent les humidités sur tous les corps.

Elle mastique lentement cette bouchée et, comme elle broie le morceau de son sandwich, son nez sautille au hasard, par sursauts incontrôlés, comme les tics des anxieux ou plutôt, comme un nu sans serviette sorti tout droit de la douche ; c’est un nez minuscule dont la forme inspire la possibilité d’un rapprochement, car c’est toujours ainsi, lorsque quiconque voit ce nez, quiconque ressent partout l’odeur d’une proximité charnelle ainsi que le profond désir de décrire cette fille en ses moindres détails, espérant qu’un jour il puisse la saisir en entier, qu’un jour il puisse saisir l’hallucination olfactive qui s’est créée en lui la première fois qu’il a vu ce nez : cette fille sent la peau sèche et belle qui appréhende la sueur ; la peau fragile qu’on a envie de faire transpirer.

Elle fait glisser, dans sa bouche, le jambon de sa bouchée sous son palais, ce qui réduit considérablement le déploiement de sa mâchoire qui se repose en de mouvements qui ne se font plus de haut en bas mais de gauche à droite, comme une eau calme, tout cela faisant bouger ses joues tout près desquelles des mèches blondes sont tombées, gentiment, et ces quelques cheveux sont aussi transparents qu’un mince ruban de dentelle qu’on aurait envie de replacer derrière les oreilles, en un mouvement circulaire de la main, comme si toute main était celle de cette fille, ou celle d’une poupée, encore une fois, une poupée prête à répandre sur son corps toutes les odeurs de quiconque la prendrait, de quiconque l’embrasserait sans avertissement, férocement pour le plaisir de rouler les corps dans les saveurs de l’environnement, y compris celles de la saleté des rues.

Elle ouvre la bouche pour une première fois depuis le début de sa mastication, faisant légèrement frapper sa langue contre l’intérieur de ses dents, tout cela dans le but de loger cette bouchée devenue molle et mouillée au seuil du couloir de sa gorge ; elle conserve encore cette bouchée un instant, le temps de jeter un bref coup d’oeil à quiconque l’observerait et la décrirait sans cesse dans un carnet, à quiconque la désirerait jusqu’au fantasme de vouloir avaler la bouchée qu’elle a mouillée, à quiconque l’observe, elle et cette façon qu’elle a d’attacher ses cheveux vers l’arrière en une queue de cheval nouée par un élastique de tissu épais dont la couleur et les motifs rappellent ceux d’une enfance décousue, de chats et de billes mauves, une coiffure sous laquelle le front féminin se dégage, un front très court au centre duquel les néons de l’endroit éclairent violemment la peau et forment ce petit rond blanc qui s’éteint au fur et à mesure que quiconque regarde plus bas que le front, que quiconque descend vers les sourcils de la fille : le halo s’assombrit alors en un subtil dégradé, jusqu’à l’arcade sourcilière, avant de disparaître complètement sur ces deux bandes de poils châtains, deux épais sourcils qu’elle n’épile jamais et quant aux cils, il est possible que ce soit ceux d’une enfant, tout comme ces yeux d’ailleurs, beaucoup trop ronds pour qu’on puisse les dire à pleine maturité.

Elle termine sa bouchée et comme elle est sur le point d’avaler, ses lèvres pointent vers l’avant en un petit bec tendre et délicat, adoptant les courbes d’un baiser destiné à quiconque se veut le témoin de ces lèvres spectaculaires au-dessus desquelles un insaisissable duvet se dessine, subrepticement, pour quiconque observe consciencieusement, pour quiconque s’amuse à relier ces minuscules poils blondinets qui tantôt se cachent dans la pénombre des narines, tantôt se dévoilent et s’affirment comme le scintillement de l’eau sur les épis de maïs, cela dit, quiconque verrait ce duvet n’y ferait pas davantage attention, le menton de cette fille étant beaucoup trop particulier pour que quiconque ait envie de regarder ailleurs : c’est un menton au milieu duquel une entaille horizontale marque la fin de la lèvre inférieure ; une cicatrice naturelle qui donne relief à tout le menton, mais qui s’estompe, lorsqu’elle rit, en une simple ride floue et légère, comme une blessure dont la guérison a demandé du temps, ou plutôt, comme une blessure guérie que quiconque aurait envie de caresser encore et encore, par de maladroits massages incessants et irritables pour cette inconnue qui ignore quiconque l’observe, quiconque meurt d’envie de la prendre dans tous ses détails, quiconque rêve d’approcher ce menton et d’y poser les lèvres dans le simple but de goûter ce jour où la langue de cette fille avait atteint le pli du menton.

Elle avale enfin cette bouchée en fermant les yeux, comme s’il n’y avait plus rien à voir, elle ingurgite et pour quiconque l’observait, le rideau se ferme sur le visage de l’inconnue, obligeant quiconque à regarder plus bas, à se contenter de ce cou qu’un collier de perles de plastique illumine, un collier qui, dans quelques années, sera peut-être enfoui dans les plis de la chair lorsqu’elle penchera la tête sur ses seins pour s’assurer qu’aucune miette de pain ne soit tombée dans ces endroits difficiles d’accès ; à se contenter de ces épaules frileuses qui, peut-être, seront recouvertes d’une veste noire où les poils d’un chat blanc se mêleront à la laine, en un impossible mélange des genres, comme si deux animaux aussi différents pouvaient à l’occasion profiter d’une rencontre subite sur une veste noire qui se terminera comme une jupe très courte sur les jambes de cette femme et ces cuisses qui seront deux amas de graisse tendre sur lesquels elle essuiera ses mains de femme, minces et invitantes comme la caresse familière d’une soeur, ces mains qui sentiront toujours l’intimité à plein nez, la facilité et l’innocence ; ces jointures qui pueront toujours la proximité impossible d’une inconnue fragile et muette que quiconque avait envie de déshabiller sur une chaise, que quiconque était mort d’envie de voir nue, de la tête aux pieds mouillés qui transpireront encore la sueur du moment ; ces pieds inondés de sueur que quiconque est passionné par la moindre élévation du plus petit orteil de cette fille peut imaginer, ces orteils entre chacun desquels l’odeur explosera encore en une insoutenable envie, lorsque le pied se soulèvera tout à coup, comme par orgasme, ou au contraire, lorsqu’il se soulèvera dans l’atroce douleur causée par l’abstinence de quiconque ne peut s’approcher de cette jeune fille, quiconque ne peut rien faire qu’observer, quiconque doit avaler le désir qu’il a de faire l’amour à cette petite et de l’agresser sauvagement... quiconque doit absolument aller se rafraichir les idées aux toilettes... cesser d’écrire.

En sortant des toilettes, les parents croisèrent le serveur sur leur chemin. Ce dernier alla s’asperger le visage d’eau fraiche. La tête dans le lavabo, il ferma les yeux.

Avec la fourchette de plastique, la mère prit un petit morceau du sandwich au jambon. Elle tint le morceau devant les lèvres de son enfant en lui demandant d’ouvrir la bouche.

Ce fut pour la jeune fille une deuxième bouchée qu’elle mastiqua un bon moment. 

Puis elle avala.

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