27 février 2007

Joli compromis 2.5

J’ai toujours voulu avoir trois enfants.

Mon mari a toujours voulu avoir deux enfants. Pas plus.

On s’est entendu pour deux virgule cinq enfants.

Puisque les décimales n’existent pas naturellement, on s’est entendu pour deux siamoises (jointes par la tête) et un gai.

24 février 2007

Lettre à maman (2)

Maman,

est-ce vrai que tu m’as choisi? Que tu sois responsable de ma naissance, tu le serais aussi de mes malheurs, et coupable de tous mes échecs... Je refuse de croire que je me sois laissé choisir, par ton ventre ou ta nature : j’ai demandé à venir au monde, j’ai quêté pour quelque place à l’intérieur de toi.

Tes choix ont enveloppé les miens : tu m’as accepté, pour que le temps se rallonge comme ça lorsque tu pleures, pour qu’il s’accélère comme ça lorsque tu ris; tu as accepté que ton corps devienne autre chose de géant, qu’il se change pour que je naisse au travers de toi.

Je n’ai rien à donner pour l’équivalent, je n’ai pas de coquillages; aujourd’hui, faut-il que je te fasse naître moi aussi? J’aimerais tant le faire, à chaque instant, à chaque seconde.

J’entends des gens, du plus loin de mes souvenirs, dire : « je n’ai jamais choisi de venir au monde, c’est toi maman qui m’as voulu; maintenant, comment vivre autrement… tout repose sur toi ».

C’est tout inversé. Tantôt mon frère est le double de moi, tantôt je suis la moitié de lui; je crains qu’il n’ait jamais choisi de venir au monde, de ce que je crois, mon frère n’en a jamais rien dit. C’est curieux de le voir profiter des légèretés mieux que moi, moi qui ai pourtant choisi de vivre. Tu as raison. Qui choisit prend pire.

***

J’entends tes perceptions : « je me laissais aimer et par le fait même je croyais que j’aimais ».

J’y suis. Je devais avoir 18 ans :
« Je crois sincèrement que ceux qui ne m’aiment pas ne sont pas honnêtes, et que ceux qui sont honnêtes ne m’aiment pas. »

Comment s’en sortir?
L’amour est un fourre-tout qu’on aime ça y mettre le vide du romantisme, du sexe, des promenades, des soirées, des cinémas, des restaurants, des bars, des et cetera; au même titre que les chapeaux, l’amour s’achète comme une mode que les adolescents suivent souvent longtemps. On nous dira que c’est normal, que c’est contemporain d’avoir peur d’être célibataires, que c’est normal de vouloir crier l’amour sur tous les toits.

Ça crie qu’on s’aime et qu’on s’est trouvés comme des âmes sœurs dans un conteneur à déchets. Ça crie que ça se regarde, mais jamais ceux qui sont ensemble ne se regardent dans les pupilles, parfois dans les yeux, oui si la chance sourit, mais jamais dans les pupilles. C’est seulement que le cœur fasse poum poum, qu’on a le bonheur.

Je suppose que j’aime l’amour en ce qui est de vouloir le comprendre et le préserver pour les générations. Quand tous négligent l’amour dès qu’ils tombent amoureux, y a-t-il quelque chose de mal à tomber en amour avec l’amour? Je suis plutôt du genre à croire que les sentiments sont des choses trop délicates pour qu'elles soient criées sur tous les toits.

Il faut savoir se taire. Diriger les sentiments aux bons endroits, c’est pareil que les mots. À tant crier, il ne nous en restera plus à notre mort ou à la mort de l’autre. Ne pas les perdre partout aux alentours. Les sentiments sont les fondations d’une ville, les poutres qui soutiennent les valeurs; ce sont à eux que revient notre essence, ce sont eux qui soutiennent les mots d’un texte. Sans eux, tout s’écroule.
Ne pas gaspiller les sentiments. Ils se font de plus en plus rares. En prendre soin, exactement comme d’un chat. Je remarque que les gens prennent soin de ceux qu’ils aiment, qu’ils leur donnent tout ce qu’ils croient le bon, mais que personne n’est à prendre soin de l’amour. Le pauvre sentiment périt au fond des bouteilles.

« Ski soutien les mot dun texte, cé lamour. rien daute. »

J’y trouvais de la jolie naïveté.

***

Peut-être c’est vrai, qu’avec les années on comprend les choses, mais j’admettrai toujours qu’un enfant de huit ans comprend certaines choses mieux que moi. Aussi je n’oublierai jamais qu’à huit ans je comprenais certaines choses mieux que les adultes.

Est-ce par ma nostalgie que j’admire la sagesse des enfants? Je n’ai jamais cru à ce que les gens puissent évoluer dans leurs têtes. Même l’évolution physique ne pointe pas vers la beauté et se termine souvent très mal, alors pourquoi celle de l’esprit serait-elle à espérer?

Certains changent pour le mieux, d’autres pour le pire. Certains pointent vers la sagesse. D’autres, vers la folie. Je continue de dire que les fous ne sont pas plus fous que les sages.

Des fous mettent toute une vie à tenter de comprendre l’amour sans jamais y parvenir. D’autres y parviennent trop rapidement et se suicident aux poignets avec les veines. Comment s’en sortir? Je t’entends dire que « tu aimes bien être cette folle ». Je prends la phrase pour une réponse.

***

De là, papa doit faire des pirouettes dans sa tombe. C’est qu’il a toujours vécu sa folie sans réserve non plus, mais il y a encore dans sa cervelle, plus d’idées que nous ne pourrions imaginer et, dans son cœur, plus de profondeurs que nous ne pourrions jamais en avoir.

C’est qu’il s’exprime d’une drôle de façon, tout d’un coup, avec les dents. C’est qu’il parle en pleurant que c’est incompréhensible.

J’admire papa pour ce qu’il m’a dit l’autre jour, que ma naissance et mes rires valaient pour lui plus cher que l’argent. C’est vrai que l’héritage est une drôle d’invention. À quoi ça sert, de tout ramasser de son vivant, pour tout donner de sa mort? Montrer tout ce que le cadavre aurait pu donner à ses enfants. C’est triste.

***

Pour ma part, j’essaie toujours de me démerder dans mon écriture, pour arriver à quelque(s) chose(s). Je sais, je me suis lancé dans le luxe avec mon papier à lettre(s) doré(e)(es) et mes petits problèmes de conjugaison(s).

En attendant de vieillir, répétons-nous que nous ne vieillirons jamais. Jamais. Nous ne vieillirons jamais.

William.

18 février 2007

Mon québec entre deux stores

Mon québec c’est une réglisse molle, rouge ou noire on s’en fout pour autant qu’elle se plie; c’est un laboratoire pour tester l’impact des erreurs politiques, c’est comme en alaska on teste le garochage de bombes atomiques, c’est comme bush nous paie pour voir à quoi ça ressemble un genre de pays pas-pays pas d’allure, c’est comme parler le vieux français exprès pour que les européens nous checkent avec des jumelles : « ayoye t’as-tu vu les habitants de là-bas y parlent en préhistorique, hey eux autes je me demande si y vont souvent au groenland ».

Non. On va jamais au groenland. C’est comme les territoires du nord-ouest. C’est pas à nous. On a pas besoin de l’hiver des autres pour geler pour le vrai.

Indiens avec pas de plumes sur la tête, c’est qu’on est un genre de plaque de glace dans le saint-laurent, une minorité invisible que les autres nous prennent pour des sauvages gentils aux couleurs polies, de rouge noir jaune vert mais jamais blanc, le blanc c’est réservé à l’europe. On a beau leur dire qu’on a du blanc sur notre drapeau à nous aussi, ils rigolent de nous.

On est des indiens qui voyagent des fois, pas trop souvent. Mais quand on voyage, c’est toujours pour aller super loin : ceux de montréal vont pas à québec, ceux de québec vont pas en gaspésie, ceux de gaspésie vont pas à trois-rivières, ceux de trois-rivières vont pas à beloeil, ceux de beloeil vont pas à laval, ceux de laval vont pas à longueuil, ceux de longueuil vont pas à gatineau, ceux de gatineau vont pas à chibougamau, ceux de chibougamau vont pas en abitibi, ceux d’abitibi vont pas à montréal, la boucle est bouclée mais tout le monde décolle pour paris, en même temps, à la même heure, dans le même avion, un à côté de l’autre.

Ça fait qu’on est trois millions à s’imaginer trois millions de pays imaginaires d’imaginaires différents, d’ailleurs d’aussi loin qu’on peut s'imaginer. Trois millions d’imaginaires à s’imaginer rêver de se fiancer à paris, d’essayer de savoir de où c’est qu’on va manger pour le souper sauf, l’imaginaire, ça traverse jamais jusqu’à chez le voisin.

Mon québec c’est une réglisse molle, rouge ou noire on s’en fout pour autant qu’elle se plie; c’est un champ de maïs avec des races dessus, c’est comme on leur donne à manger mais on voudrait leur imposer de comment mastiquer, avec pas trop de babines, avec pas trop de dents écartées : on aurait l’air de quoi si les voisins nous voyaient manger au travers de leur store?

Nos doigts ils ouvrent les lignes du store : « ah, le canada nous envoie encore des musulmans parce que les musulmans votent pour fédéral! ». On s’espionne avec des yeux de bambis effrayés dans le fond du bois éclairé par une camionnette dans le fond, on est jamais sortis de nos crises d’existences. Je me souviens le taux de suicide, les dépressions nerveuses pour tous les nerveux qui sont nerveux d’être nerveux… à bout.

On a des poètes qui nous disent c’est quoi que le monde serait supposé avoir l’air de. Ils nous écrivent ça avec plein d’images fortes qu’on est impressionnés parce qu’on se rend pas compte qu’ils font juste exactement comme à la télé : des images fortes. Ça chiale sur la tv parce que contemporains frustrés d’être influencés sauf que, quand c’est fencé sur une feuille de papier, ça a de l’air de plus en plus vrai.

On a des scientifiques qui nous disent c’est quoi que le monde serait supposé avoir l’air de. Les hippies embarquent là-dedans pour faire matures comme les autres avec la planète même si darwin est mort coincé entre deux carapaces de tortues, à l’agonie juste avant de crever, à bout de souffle il avait compris l’origine de tout ça : « on vient d’un croisement d’algues et de poissons surdoués à qui les pattes leur ont poussé, après quoi ils se sont pris des reptiles de qui on a eu le chat de qui on a eu le cheval et la girafe, et de la girafe au singe par quelques poux bouffés et pouces pliés, par adaptation ou sélection, sélection par laquelle j’invente des termes technos parce que bon, dieu a pas trop rapport avec les carapaces des tortues ».

On a julie snyder qui nous dit c’est quoi que le monde serait supposé avoir l’air de. De faire semblant d’être tous seuls jusqu’à temps qu’on nous demande à sortir, dire qu’on pleure souvent même si on se donne l’accent de paris pour faire sérieux au cas où paris viendrait à nous aussi; pareil que nelly arcand au fin fond du québec, on sacre toujours.

Mon québec c’est une réglisse molle, rouge ou noire on s’en fout pour autant qu’elle se plie; c’est une répétition qu’on aime répéter les référendums, c’est comme on est immunisés contre la défaite tellement on l’a eue qu’on a le vaccin contre; on pourrait vendre ce vaccin-là mais pour une fois qu’on a une richesse qui donne le power aux pharmacies, on fera pas exprès d’exporter.

C’est des politiciens qu’on trouve super cons mais qu’on fait rien, c’est comme on dit le gouvernement il pense pas correct comparé aux philosophes alors on veut le pendre, mais on a des tonnes de philosophes qui meurent dans l’ombre; c’est qu’on est trop bêtes pour obliger le gouvernement à s’associer à des penseurs qui savent penser, c’est qu’on y avait juste pas pensé.

Zombies avec des plumes de corbeau sur la tête, c’est qu’on est super morbides parce qu’on aime faire pitié jusqu’à en puer avec les clochards, comme des chats blessés que les filles rescapent jusqu’à les aimer. Ça réussit bien jusqu’à date : les chinois viennent nous poser le stade olympique à chaque année, ça me semble être les mêmes chinois avec les mêmes plis avec les mêmes drapeaux avec les mêmes accents avec les mêmes chinois. C’est parce qu’on parle pas chinois qu’on est incultes, mais les chinois parlent allemand. On en dit rien parce qu’avez-vous vu leurs chapeaux. Un triangle sur une tête, ça défie beaucoup de choses.

On a des enfants qui se piquent, on a des abeilles qui se bourrent de miel sucré : c’est pas supposé être le contraire. J’ai jamais vu une abeille se piquer, pourtant elles naissent avec ça dans le cul.

C’est la faute aux états-uniens si ça va mal. Ils sont plus nombreux à regarder dans les craques de leur store. Ils font des croquis de nous autres, au fusain, avec des télescopes européens, avec tout le talent qu’on leur connaît, même qu’ils ont des voiturettes de guerre pour se transporter.

C’est la faute aux états-uniens si ça va mal. Ils se laissent pas dominer par les chevreuils tout le temps, eux, c’est pas comme nos camionnettes. Faut dire qu’ils sont unis sous un seul nom. Ça fait des plus beaux croquis quand on signe tous pareils. Mais c’est leur faute si on fait rien que copier picasso et qu’on est poches en dessin. C’est la faute à pollock si on sait pas dessiner. C’est la faute à hemingway si on sait pas écrire.

C’est leur faute. On les appelle de temps en temps pour se vider, mais faut passer par ottawa pour qu’ils traduisent tout croche ce qu’on veut crier d’un coup. C’est qu’on parle en pleurant que c’est incompréhensible, pareil comme j’ai jamais entendu des téléphones qui grichaient pas. Mais que j’en ai déjà vus.

Mon québec c’est une réglisse molle, rouge ou noire on s’en fout pour autant qu’elle se plie; c’est que je le redis que ça me vide le cœur, c’est comme la reine quand elle va crever, un clou de plus dans le cercueil du deuil; d’inverser tout ça jusqu’aux saisons, de dire que mon hiver, ce-n’est-pas-un-hiver, c’t’un pays, c’est comme ceux qui écrivent réussiront jamais à nous évader.

16 février 2007

Réflexion sur l'écriture no. 9843

Je suis pas du genre à crier mes sentiments sur tous les toits. Quatre-vingt pourcents du monde entre seize et vingt-cinq ans passent leur temps à se convaincre qu’ils savent aimer et à le crier : hourra, ils forment des couples – hourra, ils se tiennent par la main – hourra, comme des amoureux.

Y a les célibataires : « bon bon bon, j’ai toujours pas de blonde alors je vais sortir de chez moi, peut-être je vais en trouver une et aussi, je vais porter des jeans pas trop serrées ». Et y a ceux qui détestent les célibataires : « bon bon bon, moi j’ai mon chum et toutes les activités qu’on organisera vous avez pas idée sauf, tout ce qui compte à présent c’est qu’il reste avec moi jusqu’à ma mort quand je vais crever, on sera romantiques comme dans Moulin Rouge le film et je veux des roses rouges ou blanches ou en tout cas en autant qu’il m’aimera encore demain ».

Ça crie fort l’amour sur les toits. Ça crie qu’on s’aime et qu’on s’est trouvés, sans se regarder dans les pupilles. Des fois ils se regardent, ceux qui sont ensemble, ils se regardent dans les yeux, mais pas dans les pupilles. C’est pour faire beau. Pour que leurs cœurs fassent poum poum, parce que demain, y a l’école et à l’école le cœur arrête de faire du bruit.

Mais la fin de semaine, ils continuent leur promenade. Ils contemplent pas ce qu’ils voient. Ils se contemplent eux-mêmes et c’est tout. Ils sortent de leurs têtes, volent super haut jusqu’aux toits, tout ça pour se dire mon dieu. Mon dieu quoi? Pas le temps de se répondre, y sont trop occupés à se tenir la main super fort crrsshhh les veines qui sortent de partout et hey, souris chéri! Pourquoi tu souris pas?

Les amourettes sont à la mode. Les promenades aussi. Les amourettes se transforment comme de l’amour et les filles de moins de dix-huit ans se trouvent chanceuses de sortir dans les bars avec cet amour-là. Elles veulent pas le perdre. Elles pleurent quand les gars les laissent toutes seules le samedi soir.

Les gars spotent d’autres filles et se mettent à réfléchir sur leur enfance quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf neuf neuf pourcents du temps, comme des enfants. Ils haïssent pas ça les gros seins, finalement.

Je suis plutôt du genre à croire que les sentiments sont une chose trop délicate pour qu'elle soit criée sur tous les toits. Il faut savoir se taire. Les sentiments, il faut savoir les diriger aux bons endroits. Ce sont eux qui soutiennent les mots d’un texte. Sans ça, tout s’écroule.

Faut pas les gaspiller. Les sentiments sont rares. Il faut en prendre soin. Les gens prennent jamais soin des sentiments, comme ils prennent jamais soin de l’amour.

J’étais assis là, en train d’essayer d’écrire quelque chose de nouveau, mais rien me venait. C’est que j’avais fait un cauchemar sans aucun rapport avec la réalité (du genre que freud pourrait rien dire), et ces cauchemars-là sont les pires, tellement qu’ils m’enlèvent le goût d’écrire. Dans ce mauvais rêve j’étais ivre et le monde riait de moi parce que j’étais ivre. Faut pas chercher. Des fois y a pas de réponse.

J’étais assis là, et comme la chose refusait de m’apparaître sur la page blanche, je suis sorti de l’appartement avec, admettons, un manteau. Et un foulard, oui c’est vrai. Et mes mitaines jaunes aussi, c’est vrai (coudonc j’avais le suit au grand complet). On aurait pu croire que j’étais parti glisser dans les pentes avec mes salopettes d’hiver.

J’ai marché trois quarts d’heure sans jamais glisser sur rien. J’avais pas plus le goût d’écrire. J’étais rendu au parc de la rue derrière chez nous, comment elle s’appelle, la rue… Rachel saurait vous le dire, ah oui, Mont-Royal, mais c’est le parc du nom d’un nom qui m’échappe mais bref : c’est là que j’ai vu, bon vous allez pas me croire, que j’ai vu une apparition. Un animal sur le trottoir, près du parc. Au début, j’ai cru à un corbeau.

C’était un oiseau, ça c’est sûr, mais comme c’était la nuit, genre 3h29, je voyais pas grand-chose. Ça avait plus l’air d’une ombre avec des ailes.

Je me suis approché de l’espèce de bête étrange qui tapait son bec dans la neige. Mais c’était énorme o.k., j’avais été assez cave pour penser que c’était un corbeau, mais les corbeaux sont pas aussi gros que ça! L’oiseau dont je vous parle faisait au moins cinq mètres de long! Sur le trottoir, y avait beaucoup de neige mais y était là. C’est quand il s’est envolé pour se percher sur la clôture du parc que j’ai vu toute sa grosseur.

Y était même pas noir, je pense même que y avait même pas de plumes! Y était gris, avec un long bec. Là je voulais pas qu’y se sauve tsé, fait que j’ai arrêté de bouger pis j’ai réfléchi super vite : je devrais-tu aller chercher un kodak pour vous le montrer en photo?, je devrais-tu essayer de l’attraper?, etc., des questions.

Finalement, je vous le décris o.k. long bec comme les oiseaux comment qu’on appelle ça… des pélicans? Presque pas de plumes, de petits yeux assez gentils, de longues pattes molles, pis des petits genres de pics sur la tête. Y avait pas l’air en super bonne santé, un oiseau gros de même sur un trottoir ça avait comme pas rapport de toute façon. Je me suis dit faut je fasse quelque chose.

J’ai réussi à le toucher. Je vous jure y était aussi gros qu’un cheval! Y me donnait un coup d’aile pis je mourais drette là! J’avais attendu que quelqu’un passe pour savoir si j’hallucinais ou pas, mais personne. Je capotais, parce que moi quand j’étais petit, j’aimais beaucoup les dinosaures. Je connais pas mal leurs noms. Pis ça, ce que j’avais à côté de moi, ben c’était un Ptérodactyle!

Bon, c’est mon hypothèse, parce qu’il correspond parfaitement à mes cartes d’identifications de dinosaures. Là je me rappelais pu trop si les Ptérodactyles étaient carnivores ou herbivores, j’avais un peu peur, mais j’ai même pas eu le temps de m’enfuir, le gros oiseau immense s’est mis à battre des ailes. Y est monté dans les airs pis y m’a pogné carrément, j’ai rien pu faire.

Y me tenait les deux bras dans ses pattes pas si molles que ça finalement. Ses ailes battaient tellement fort que j’entendais juste ça! Non, sérieusement, c’est fort un Ptéro! Ça fait que là je savais pas pantoute où c’est qu’y m’emmenait. Je commençais à voir la ville de plus en plus petite pis une chance que je m’étais habillé chaudement parce que moi et le Ptéro on est montés à au moins 50 mètres du sol, pis c’était venteux!

Disons que là j’avais de quoi écrire un méchant roman. Ça a commencé à m’inquiéter quand on est passé au-dessus de mon appartement. On était environ 20 mètres plus haut que le toit de mon apparte, pis je grouillais pas mal pour qu’y me lâche. C’est ça qui a faite. Y m’a lâcher.

Me su péter la yeule solide, sur le toit de mon apparte, j’vous jure que ouch, ça a pris l’ambulance pis toute! Rachel a dit que j’avais failli crever… Tk jla crois pcq ouf, jai des mechantes bosses sur cte tete la.

La jvous parle pcq men suis remi mais jai encor la face décapiter man, les cicatrice une jambe dans le platre pis toute, ish que chus pas chanceu en tk javais tjrs rêver dvoir un ptéro en vrai ben cé faite.

13 février 2007

Petites annonces : moi à vendre

moi du soleil dans les plis
peau rouge tannée de la ride givreuse
sur la joue gauche malmenée
par un sourire en coin

moi moqueur narcissique
attiré par lampes électriques
et/ou jumelles aux cerveaux déglingués
+ caractère d’esclave slaves pas méchantes

moi ayant pour ennemi
le surmoi de sa copine fiévreuse
peau rouge malmenée dans le coin du lit
elle s’éclate

moi de la danse égocentrique
schizo-antipathique lors d’un : pique-nique
nombrilo-analytique lors d’un : tête-à-tête
traîne de la patte en voyages plates

moi avec bras mobiles sans fil
risque d’un attrapage captif du : cancer
dépendant d’un smog très anti-kyoto
à cause de : protocole jammé dans le fax

moi super organique
de race ultra chic type chic
pour l’occasion de : pet shop
en solde jusqu’au : jj/mm/aa

moi aux rabais de l’incroyable
senteurs des bouquets de l’acheteur
adoption conception abandon etc. :
le client sera roi

moi aux ongles de doigts d’acrylique
de l’époque solitude archaïque
célibataire du sexe de elle-lui-ou-l’autre
indécis-e avec jupes dans le garde-robe

moi rompu-e à la quatorzième semaine
couple coupé par sa copine la méchante
même si : murs fraîchement repeints
+ chapeaux convertibles (feutres ou autres)

moi redécoré-e par d’autres physiques
avec kick sur un-e autre moi incertain-e
par la pratique du naufrage dans les bières :
arrogance fournie sur demande

moi éclaté-e en comique d’images de poésie
québécois-e avec super identité peureuse
+ moi qui dis aux filles aussi glaceuses que ça que
mon ex m’a quitté parce que c’est une grave chipie

12 février 2007

Petites annonces : le kit parfait

souliers ayant appartenu à elvis presley
couverts de rouge à lèvres de dix groupies
talons encore en très bonne santé
odeur d’haleine de vos parents ravis

souliers pas démodés malgré poussière
vos pieds les rendront amoureuses folles
à la condition de : bière
en prime : danse du rock’n’roll

souliers + lunettes de john lennon
dernière offre parce que : quantité limitée
kit parfait pour crouser à condition :
avoir des demoiselles en quantité illimitée

souliers + lunettes + veston de jean leloup
(on lui a pické pendant qu’il était aux toilettes)
veston style foulard en poil de minou
avec léger supplément : épaulettes

ensemble musico-star-systémique ultra rare
aux allures de papillon dans le jardin*
possibilité de faire rire de soi dans les bars
avec gros mal de tête le lendemain matin

*poésie d’images à vendre

ensemble dont tous se moquent (moi le premier)
par malheur les plus absurdes se trouveront tendance
avec leurs mots-poubelles + humour dont j’ai tant pitié
+ descriptions d’images de trop peu d’intelligence

Petites annonces : lit à vendre

lit royal de couronnes drapées sur plywood
presque pas utilisé (faute d’amour)
vient avec adolescente qui boude
et restant de divorce sous le drap contour

lit masculin avec presque pas de poils
rare à l’époque des oreillers antiques
avec cordons de cuir style médiéval
chaleur automatique importée de la martinique

lit éclairé par veilleuse pas trop dérangeante
sur fond de musique des best hits des années 80
draps nostalgiques gratuits à l’achat de ma plante
(plante à saveur de mon ex-blonde que je crains)

lit à l’édredon ouateux de chez ikea
avec motifs de plage et de parasols
rappelant les autocollants dans le trou du rat :
gratter avec de l’eau jusqu’à ce qu’ils décollent

lit pas cher pour couple fortuné sans enfant
mobile d’oursons feutrés avec ficelles intactes
vendu séparément
à l’exception de : montant exact

lit avec broderies facilement arrachables
idéal pour quiconque cherche adolescente
arrachable elle aussi (mais non remboursable)
vous êtes responsables de toute fente

lit à l’odeur apaisante de vieux motel
mêlé à un parfum de mon feu grand-père
avec salive sur les coussins au goût de miel
parfait pour les prières

lit que je déteste autant que mon ex-blonde
aussi appelée salope très très chiante
qui m’a trompé à des milles à la ronde
et que je me suis vengé en baisant l’adolescente

lit avec bague quelque part dans les draps
bague invisible à cause : mon sommeil en mille miettes
je tiens plus à cette bague qu’à mon matelas
si vous la trouvez, contactez moi : 555-8497

Petites annonces : hôtel

hôtel fencé facturé à près de vingt cennes
pas cher pour une nuit sur le bois des murs
deux par quatre les yeux pleins de peines
plafond du fond de musique de The Cure

hôtel frette comme une mitaine
coincée dans une dentelle de corniche
avec fleurs nostalgiques genre migraine
avec graines que les pigeons vous pitchent

hôtel ficelé avec arrondissement de paris
avec piano en sourdine de notre beethoven
poussière de france avec nuage gris
avec adolescente voulant se couper les veines

hôtel fermé à tout surréaliste
(on en a eu assez dans les années 30)
près de notre-dame-la-cathédrale-triste
incluant odeurs : tulipe et menthe

hôtel fumant non-fumeur partiel
(sauf si vous ouvrez les fenêtres)
interdiction de botcher dans la dentelle
à moins de neuf mètres

hôtel feng shui à manger sur place
ou à emporter à la condition de : se laver
savon gratuit à l’achat d’une glace
vanille chocolat ou pistache (salée-hé)

hôtel foutrement cute avec vue sur l’asphalte
idéal pour la poésie qui urbanise
apportez votre vin ou vos bières flates
inspiration non comprise

hôtel festif à l’embouchure d’un bouchon de liège
un peu serré à cause du party de la veille
« si animal de compagnie, si allergique au beige,
si si si : mettre paris en bouteille »

hôtel faste avec chemin de fer à l’horizon
trente degrés avec rails : office de calorifères
océan indien et fleurs de venise à l’horizon
dans une craque de ce chemin-de-fer-là

hôtel fier de ses employés de soutien
communément appelés poutres
rideaux toujours à porter de main
si les napquines sont trop courtes

hôtel fâché parce qu’il est à vendre
depuis que le holiday inn est en face
le proprio pense de plus en plus à se pendre
testament de deux cents soixante piasses

hôtel fucké depuis que pauvreté
séjour à rabais sinon on perd notre job
moitié prix pour dames échevelées
gratuit pour hommes avec robes

hôtel faillite depuis que proprio pendu
deux enfants orphelins avec deuil
le proprio a crevé plus vite que prévu
30 € pour louvre + visite du cercueil

hôtel funérailles du proprio Monsieur Derome
le vendredi 05 mars 2007 à dix-sept heures
consultez le site www.lecorbillardfrancais.com
sous l’onglet « nos pendus » - section horreur

4 février 2007

Renard le renard

Chapitre 1
Renard le méprisé & L’immobile Directeur


« C’est l’homme le plus exécrable! Le plus menteur et le lâche le plus ignoble! C’est le plus vomitif de tous les crasseux! L’hypocrite! Le crapuleux! C’est la crasse de la honte! »

Nous étions à table, tous les dix, comme à tous les dimanches. Nous faisions comme si cet homme que nous insultions était devant nous, en chair et en os.

Il devait être onze heures moins quart : nos insultes sortaient de tous les murs de la cuisine, de toutes les fenêtres jusque chez les voisins, de toutes nos bouches wrar avec les dents pleines de représailles… au cas où l’homme en question nous entendrait.

Nous en rajoutions, toujours avec violence, ça soulageait dans le ventre, dans le genre de « c’est l’être le plus répugnant, le plus infecte! Avez-vous remarqué ses ongles? C’est l’être le plus noir, aussi noir que le bout de ses doigts! C’est une bête de cirque, rions-en, rions-en… mais à la fin il faudra bien le renvoyer chez les singes! ».

Dans le flot de nos injures, nous oubliions même à qui nous nous adressions : « …c’est quoi son nom, déjà, à celui qu’on insulte? C’est l’idiot, c’est le méchant de la ville voisine? Monsieur qui? »

Heureusement, quelques-uns d’entre nous avaient des enfants très jeunes à qui l’imagination manquait souvent. Il fallait bien que la cervelle de ces petits ne soit pas inondée de méchancetés pour que le nom de celui dont nous nous moquions ressorte : « C’est Renard! C’est Renard! »

J’exigeais pourtant des enfants qu’ils restent au salon, loin de la conversation des grands, mais que pouvais-je y faire, si les enfants éclataient de rire à tout bout de champ… J’imagine qu’il était de leur droit de mépriser l’homme tout autant que nous le faisions…

Peut-être les enfants criaient-ils le nom de Renard simplement pour se rappeler envers quel homme exactement il fallait avoir tant de mépris… peut-être voulaient-ils inciter les voisins à faire comme nous, à rire et à se moquer; quoi qu’il en soit, nous étions dix anciens professeurs du collège de Strasby à ridiculiser Renard et à parler dans son dos, et pour de foutues bonnes raisons.

Nous nous réunissions toujours comme ça autour de la table de ma cuisine sous prétexte d’une partie de scrabble, genre, mais ce n’était pas de ce jeu-là dont nous avions envie. Nous jouions à inventer de nouvelles conneries au sujet de ce con de traître d’imbécile de Renard. Il fallait être prêts pour le coup que nous préparions : nous lui chierions dessus avec nos sacs bourrés d’offenses, prêts à jeter la merde à la figure de ce con.

Notre meeting de professeurs à la retraite était des plus importants : nous avions invité ce dimanche-là nul autre que Monsieur Le Directeur du collège de Strasby. Nous avions quelques questions à lui poser, et nous étions tous très impatients de le revoir après toutes ces années.

J’ai refait un peu de café et beaucoup de thé. Nous essayions de faire nos zens, mais des enfants tournaient toujours dans nos pattes : ils jouaient à faire les renards excités. J’ai dit aux plus agaçants de retourner au salon sur-le-champ, sinon je les cognais tous.

Malgré le tapage à la table et le rire des enfants, j’ai entendu qu’on sonnait à la porte : « Ah! Monsieur Le Directeur! Justement! »

Après l’avoir fait entré, j’ai pris son manteau et lui ai proposé de se rendre immédiatement à la cuisine : « Cuisine et salle à manger, c’est synonyme, ne soyez pas pointilleux, allez-y! Il y a du café! » Les dix professeurs applaudissaient autour de la table. Le Directeur passait serrer la main de tous et chacun. Il reconnaissait tous les visages de ses anciens collègues, il se souvenait même de Madame Philie, du département d’histoire de l’art. Elle n’avait pourtant enseigné au collège que durant un an, mais c’est avec une grande admiration super respectueuse que Le Directeur lui a demandé : « Vous permettez que je fume? Vraiment, de vous revoir… »

Il a allumé sa cigarette et poursuivait avec la fumée jusque dans les narines : « Ça me touche. J’ai hâte d’entendre ce que vous avez à dire. » Nous avions les yeux d’orphelins qui retrouvent leurs pères.

Chapitre 2
Les raisons de leur mépris sont justifiées

Le café coulait dans la tasse du Directeur. Je suis allée chercher un cendrier pour qu’il fume aisément. Je l’ai ensuite fait seoir sur un tabouret afin que tout le monde puisse le voir, et là, j’ai pris la parole :

« Nous étions tous impatients de vous revoir, Monsieur Le Directeur. Ne tardons pas. Nous allons téléphoner à Renard dans une heure.

Laissez-moi d’abord vous raconter l’essentiel afin que nous soyons tous au fait. Vous devez savoir que notre haine envers Renard ne date pas d’hier. Ça a commencé il y a de ça quinze ans, alors qu’il étudiait en arts visuels au collège de Strasby. Comme vous le savez, j’enseignais justement les arts dans cet établissement, et c’est là que j’ai rencontré cet étudiant stupide du nom de Renard. Il portait toujours moins d’intérêt aux cours et à la classe qu’aux cheveux de sa copine… l’hideuse… du nom d’un nom qui ne se peut pas…

Wendale qu’elle s’appelait, mais qu’on prononçait le w comme un v, comme vandale, en tout cas de toute façon, ce n’était pas son vrai nom : elle était une artiste peintre qui se tenait toujours à l’écart, dans sa pitié pitoyable. Un air pitoyable, ouais, une gêne sans pareil qui la rendait extraterrestre… ses cheveux blonds presque blancs la rendaient monstrueuse… remarquablement laide…

Pour l’amour de cette vieille harpie, Renard jouait les sournoiseries, et même plus que ça, je dirais qu’il manigançait quelque chose. Nous avons nos sources, Monsieur Le Directeur.

Nous savons par exemple que, à son premier jour au collège de Strasby, il avait insulté Valérie, une de nos élèves favorites. J’ignore si vous vous souvenez d’elle, mais souvenez-vous qu’à chaque fois que Renard ouvrait la bouche, ça sentait l’hypocrisie à plein nez!

Il avait observé les œuvres de cette petite Valérie, pendant deux secondes, puis il avait lancé un « c’est joli ce que vous faites »! Valérie n’en avait rien cru. Il ne fallait pas qu’elle se laisse étourdir. Elle lui avait répondu que « vous n’êtes pas sérieux, Renard, ce ne sont que des gribouillis, c’est affreux!… vous vous moquez de moi… c’est ça… vous vous croyez supérieur avec vos œuvres qui se vendent, c’est ça, vous vous permettez de faire semblant d’être gentil avec moi! ».

Ce n’était pas qu’une seule étudiante qui se plaignait de ce menteur, Monsieur : c’était tout l’établissement. C’était tous les gens honnêtes! Je sais… nous n’en disions rien à l’époque mais… c’est parce que nous n’étions que de pauvres professeurs impuissants face aux conversations d’entre les élèves… vous comprenez… »

La tête du Directeur a bougé un tout petit peu à ce moment-là. Il a fait signe de oui. Il comprenait que nous en voulions à un étudiant, mais il ignorait de quelle façon il pouvait nous venir en aide. J’y venais :

« Hum, hum. Après deux ans au collège, Renard ne s’était pas amélioré. Il réussissait ses travaux, oui, mais son comportement était lamentable. Il allait même jusqu’à se moquer du physique des autres collégiens, vous rendez-vous compte!

Je l’avais moi-même entendu à la cafétéria dire à un étudiant du nom de Pathelin, vous souvenez-vous de lui? : « J’aimerais beaucoup avoir des cheveux comme vous, vraiment! »

Balivernes! Sottises, que je dis! Pathelin aurait dû lever les poings et se battre, quelque chose! Remettre cette saleté d’égocentrique à l’ordre!

Il a pu au moins répliquer par ceci : « Vous vous moquez, Renard, vous mentez : pourquoi vous êtes-vous coupé les cheveux aussi ras, si vous aimez ma touffe? »

Nous aurions tant aimé une bagarre! Pathelin devait faire deux fois le poids de cette pourriture! Mais il en va de soi, Renard trouvait toujours les mots pour ne pas paraître méchant : « Oh… c’est qu’une touffe comme la vôtre n’irait pas bien avec mon visage d’australopithèque… vous, vous avez un joli petit visage d’hérisson… et tatati et tatata je suis un moqueur et blablabla! »

Je ne peux, Monsieur, je ne peux imaginer de quelle façon Pathelin s’était retenu de ne pas tordre le cou de ce bon à rien… Au lieu de lui tordre quelque chose, il lui répondait en vrai gentleman poli : « Vous vous moquez de moi. Tout ça n’est que mensonge! Vous n’êtes pas sérieux et la preuve est que vous vous êtes traité d’australopithèque! Vous ne vous ridiculiseriez jamais comme ça sérieusement : vous vous croyez beaucoup trop supérieur aux autres… retournez donc à vos pinceaux! »

Pathelin avait raison sur toute la ligne. Renard n’avait jamais été sincère. »

Le Directeur s’est alors levé un peu de sur son tabouret. Il nous a semblé tout à coup très impatient en se dégourdissant les fesses. Madame Philie a levé le bras droit et, frappant de l’autre bras sur la table, elle m’a dit : « Vous ne racontez pas comme il faut! Pathelin faisait carrément pitié! Renard l’avait insulté! »

Réalisant assez vite qu’elle était en train de s’emporter, la colérique, elle a ajouté aussitôt : « Ne partez pas, Monsieur Le Directeur, vous comprendrez bientôt de quoi il s’agit… Ne partez pas… »

Je savais que Madame Philie essayait de paraître la plus intéressante. Je ne me suis pas laissée distraire :

« Vous avez raison. Ce jour-là, Renard avait été beaucoup plus méchant que ça ne paraît. Seulement, j’essaie de mon mieux de résumer ce dont nous avons parlé depuis trois ans, à chaque dimanche de chaque semaine »

Le Directeur a souri derrière sa cigarette. Il nous observait comme si nous étions de pauvres animaux désemparés, mendiants que nous étions devant toute sa prestance. J’ai continué :

« Tout ça n’était que pour vous dire, Monsieur Le Directeur, que Renard n’avait rien pour faire pitié. Il avait beau dire qu’il ne tenait qu’à faire des compliments, nous n’en croyions rien. Nous savions dès le début qu’il n’était qu’un imposteur à Strasby, et c’est bien fait qu’il soit aujourd’hui déménagé à des kilomètres d’ici! Mais revenons-en au véritable problème…

À la fin de leur deuxième année au collège, tous les étudiants inscrits en art devaient réaliser un projet d’assez grande envergure sur lequel ils allaient tous être notés. C’est d’après ce projet que nous décidions si l’étudiant se méritait le diplôme…

Le projet de Renard était audacieux. Une série de toiles très impressionnantes desquelles il nous fallait admettre qu’il savait travailler la peinture à l’huile et que, malgré toute son arrogance d’étudiant irréfléchi, il savait peindre, Monsieur. »

Ça tapait rageusement sur la table de la cuisine. J’avais l’impression que les professeurs allaient me tordre quelque chose, qu’ils n’aimaient pas cette version des faits, Madame Philie la première, elle qui chialait encore sous sa perruque : « Ce n’est pas ça! Ces toiles ne valaient pas un clou! Nous avons tous été trompés par l’imposteur! »

Même le plus vieux de nous tous, Monsieur Albert, s’est levé au bout de la table pour scander et scander jusqu’à feindre la crise de cœur : « Vous n’y êtes pas! Il ne savait pas peindre! Ça, jamais! Ça, non! »

Je voyais bien qu’il fallait que je modifie quelques passages de la version pour leur plaisir, que j’apporte ici et là quelques parenthèses. J’ai précisé de quelle façon impolie et non civilisée Renard agissait toujours, et voilà que je repartais :

« Le problème, Monsieur Le Directeur, ce n’est pas tant que les toiles aient été bonnes ou non… C’est que les toiles de Renard étaient presque toutes à vendre, et que nous n’avons pas pu nous empêcher de lui en acheter quelques-unes. Nous avons aujourd’hui dix toiles de Renard. Une toile chacun… »

Le Directeur a eu l’air surpris en écrasant sa cigarette : « C’est drôle. Vous le traitiez pourtant d’imposteur. Pourquoi lui avoir rendu grâce au lieu de le faire échouer? De toute façon, puis-je savoir où elles sont, ces toiles? »

Elles étaient toutes empilées dans un coin de la cuisine. Le Directeur s’est empressé d’y jeter un coup d’œil, et pendant qu’il faisait, je m’empressais, moi, de rectifier les choses :

« Vous devez bien vous douter, Monsieur Le Directeur, que nous ne pouvions pas faire échouer l’étudiant. Certaines de ces toiles valent le coup d’être vues. »

Madame Philie m’a regardé avec les yeux méchants qu’on lui connaissait, puis : « Oh oui, et si elles sont si superbes, ces toiles, dites donc pourquoi nous les cachons dans votre cuisine, hein! Allez, dites! »

Chapitre 3
La trahison provoque un cirque impossible

Je devais en venir aux raisons pour lesquelles nous avions invité Monsieur Le Directeur. J’ai toussé un peu avant de parler :

« Hum hum. Comme je le disais, nous avions donné à Renard toute notre confiance à l’époque, vous comprenez; vous n’avez pas idée de ce que nous aurions pu faire pour cet être débile, pour l’aider à percer dans le milieu de l’art.

Et s’il a fini par obtenir son diplôme au bout de ces deux années, c’était d’une part grâce à vous, Monsieur Le Directeur, mais aussi grâce à nous! Sans notre soutien, il n’aurait jamais pu obtenir ce foutu diplôme : il n’aurait jamais pu être accepté à l’université de la ville voisine quinze ans plus tard! Ça aussi, c’est donc grâce à nous! »

À ces mots, les professeurs ont applaudi. Certains se levaient sur leur chaise. Les plus vieux s’étouffaient de plaisir et les enfants dansaient à m’entendre parler :

« Mais laissez-moi vous dire, Monsieur Le Directeur, à quel point Renard s’est moqué de nous… à quel point ce joueur s’est joué de nous de la façon la plus cruelle! Laissez-moi vous annoncer ce qu’il a fait, ce scélérat! Ce détraqué!

La perversion intellectuelle dont il a fait preuve au collège de Strasby, la fraude qu’il a commise, tout ça vous surprendra! »

Les professeurs embarquaient. Ha! Nous étions tous impliqués dans le cirque! Tous criaient, mais Monsieur Bernacle les enterrait avec son ton de dictateur : « Oui! Oui! Disons-le! Disons-le enfin! Renard le moqueur! Renard le joueur! Renard le cruel! Le scélérat! Le détraqué! Le pervers! Le frauduleux! À mort! À mort! »

Il fallait que je reprenne sur moi, que je respire un peu avant. Le cirque m’étouffait comme s’il tenait dans un sac ziploc pas plus gros que ma main. J’ai voulu ouvrir une fenêtre, mais les autres ne m’en ont pas laissé la chance. Il fallait que je dise tout, pour que nous cessions de souffrir dans nos ventres :

« Monsieur Le Directeur! Voilà… je vous le dis calmement…

Vous devriez lâcher ces toiles à l’instant même où je vous parle. Elles ne sont pas de Renard. Il n’en est pas l’auteur. Jamais il ne les a peintes! Jamais! Il s’est servi de notre naïveté… Il s’est servi de notre confiance! Nous avons nos sources, Monsieur Le Directeur!

Nous avons nos sources… Monsieur… nous nous sommes tous fait avoir comme de pauvres débutants… c’est terrible… dix toiles… trois milles dollars… mais ce n’est pas l’argent… ce n’est pas l’argent qui dérange, Monsieur! C’est ce crétin de Renard qui s’enfuit avec le diplôme que vous lui avez remis autrefois!

Il nous a tous utilisés, et le voilà aujourd’hui à l’université, Monsieur! Voilà qu’il souhaite devenir professeur en arts plastiques! Nous avons nos sources… Monsieur…

Ça fait trois ans, Monsieur, trois ans, que Valérie nous a contactés, disant qu’elle avait appris que les toiles de Renard n’étaient pas de Renard, mais d’une autre personne! »

Je pleurais. Ça faisait trois ans que nous cachions notre secret. Trois ans que nous ne disions rien de nos souffrances, de notre honte. Trois ans que nous faisions semblant de ne pas être nulles à chier! Ce dimanche-là, nous nous sommes sentis renaître quand Le Directeur nous a demandé « de qui sont-elles alors, ces toiles, si elles ne sont pas de Renard? ».

Aucun autre professeur n’osait répondre à la question. Tous me laissaient parler avec le nœud que j’avais :

« Elles sont de Wendale, Monsieur. C’est elle, l’auteure de ces œuvres! Cette chenille-à-poil! Elle qui n’a jamais fait d’études à Strasby, elle qui n’a jamais été impliquée au collège, ni rien! C’est une pure fraude!

Regardez, dans le coin inférieur droit de cette toile… Autrefois, il y avait la signature de Renard, évidemment, mais après avoir gratté, qu’avons-nous découvert ? Regardez. Qu’y voyez-vous? Wendale. La signature de la vieille harpie. Peu surprenant, n’est-ce pas, après tout ce que nous venons de vous dire?

Monsieur, je vous assure, Renard n’a jamais mérité le diplôme du collège… »

Et les autres hurlaient : « Voilà qui est dit! Voilà! C’est ça ! Haha! » Monsieur Albert tapait sur tous les murs comme un macaque, nos cris faisaient pleurer les enfants les plus jeunes, nous renversions même le thé.


Chapitre 4
Personne ne peut répondre à leurs attentes : tous se retournent contre un


Le Directeur ne disait rien. Son regard tournait frénétiquement autour de la table. Étant donné qu’il avait l’air inquiet devant notre cirque, nous nous sommes calmés et nous sommes redescendus de nos chaises. Il nous a dit :

« Je vois, je vois… je comprends vos sentiments, en tous les cas, mais qu’espérez-vous de moi exactement?

– Nous voulons… enfin, nous espérions que vous retiriez le diplôme de ce vieux chameau! a crié Madame Philie.

J’ai ajouté immédiatement que nous voulions que Renard soit contraint de quitter l’université où il étudiait. Nous voulions en premier lieu que cette vieille canaille ne puisse jamais devenir professeur. Le Directeur m’a regardé d’un air bizarre et :

« Mais comment voulez-vous? Vous vous y prenez trop tard! Pourquoi ne m’avoir rien dit quinze ans plus tôt? Les années ont passé, et maintenant, je n’y peux rien!

– Comment, vous n’y pouvez rien? ai-je demandé. Vous êtes le juge, Monsieur! Les écoles vous entendront! Vous avez tout pouvoir! Si un individu commet un crime, qu’il soit trouvé coupable un an ou quinze ans après, ça ne change rien! Vous me dites qu’il ne serait pas possible d’arrêter ce criminel? Ne me racontez pas d’absurdités, Monsieur…

Le Directeur s’est mis à rire nerveusement. Il réalisait que son rôle n’était ni celui d’un directeur de meeting, ni celui d’un maître de cérémonie bizarre; nous voulions qu’il prenne d’importantes décisions, mais il n’y entendait rien. Il n’y croyait pas :

« Haha! Je ne voudrais pas vous insulter, chers anciens collègues… mais si vous voulez mon avis, vous êtes tous un peu cinglés! Vos rencontres du dimanche ont dû vous rendre insensés!

– Cinglés? Cinglés?! répétait Madame Philie. Il n’y a rien de cinglé à vouloir nous venger de celui qui nous a trahi, Monsieur, vous me paraissiez un allié, maintenant je ne sais plus quoi penser!

– Vous vous moquez de nous, c’est ça! disait le vieux Albert, puis un autre disait de même, et tous s’y mêlaient.

– Moi je dis que Le Directeur n’est qu’un lâche! – Un lâche, oui! – Renard ne s’en sortira pas comme ça! Ça, jamais! Ça, non!

– À mort! À mort! criait toujours Monsieur Bernacle, le plus crack pot d’entre nous tous.

Nos délires commençaient vraiment à effrayer Le Directeur. Le pauvre demandait qu’on lui apporte son manteau au plus vite, qu’on le laisse sortir du meeting. Il se dirigeait vers le salon. Je me suis placée devant lui pour lui barrer la route, sans quoi il allait rejoindre les enfants.

Le temps passait si vite que nous croyions être ivres. J’ai dit à Monsieur Bernacle de se taire parce que nous n’arrivions à rien de cette façon. Madame Philie versait du thé. Il fallait redevenir raisonnables face à toute cette histoire.

Chapitre 5
L’heure du midi approche : Renard a la bouche pleine

Sans perdre plus de temps, je me suis adressée à tous mes collègues :

« Silence! Il est midi moins une! Nous devons téléphoner à Renard! Nous lui téléphonerons!... Nous prendrons de ses nouvelles. Nous ferons en sorte qu’il accepte de venir ici, dans la cuisine. Nous guetterons à la fenêtre. Calmez-vous, calmez-vous! Chut! Ne criez pas! Il faudra agir prudemment. Je donne l’ordre que personne ne lui saute dessus avant qu’il soit dans la cuisine.

Monsieur Le Directeur, vous vous tiendrez là, sur votre tabouret. Prenez une cigarette. Ne soyez pas aussi agité. Dès que vous verrez Renard apparaître dans la cuisine, ne le saluez pas. Il sera si étonné de vous revoir! La scène sera drôle! Vous lui direz d’abord que vous le méprisez. Vous ajouterez ensuite que vous êtes au courant de toutes ses manigances d’il y a quinze ans, et là, vous lui jetterez cette toile à la figure!

– Vous êtes malades! hurlait Le Directeur. Vous avez perdu la tête… votre plan ne tient pas debout… ça n’ira pas comme vous voudrez! Renard n’acceptera jamais de venir ici s’il sait que vous êtes tous là! Il n’est pas si bête, réfléchissez un peu!

– Bien sûr qu’il acceptera! Bien sûr qu’il est bête (je parlais avec assurance et nous avions tous confiance en notre plan)! Nous avons longtemps observé le minable sous tous ses angles… nous avons suivi son parcours. Le matin, c’est café, café, café. C’est de là qu’il tient sa nervosité. Au bout de son troisième café, l’abruti commence à écrire des niaiseries. Nous avons une petite idée des poèmes qu’il écrit à sa copine (il l’aime jusqu’à faire d’elle un cliché), de ses essais, de ses idées de romans, etc., mais bon, là n’est pas la question. Le midi, Renard bouffe ce qu’il y a à bouffer. Un animal, que je vous dis! Rien d’autre! Hum hum. Nous savons que quiconque veut le rejoindre doit le faire le midi. Le soir, le vaurien est occupé à peindre. Nous allons lui téléphoner. Nous inventerons quelque chose. Il viendra. Et après. Et après… nous le tuerons oui, nous l’égorgerons! »

Tout le monde riait, le visage caché derrière leurs mains. Personne n’osait se porter volontaire pour téléphoner au crétin. C’est moi qui le faisais. J’ai composé. Ça a sonné pendant dix secondes avant qu’une voix me réponde :

« …Mmmff excusez-moi, salut oui? Smrchhum excusez-moi j’mange, stmmpp j’avalais, oui?

– Hum hum. Bonjour, Madame, puis-je parler à Renard, s’il vous plaît?

– C’est moi. Vous êtes qui?

– Pardon, je ne vous avais pas reconnu…

– Qui est-ce qui parle?

– Vous ne me reconnaissez pas? Je vous appelle en compagnie de mes collègues… les professeurs d’art du collège de Strasby!

– Ah, Madame De Repentigny! C’est bon de vous entendre.

– Je vous en prie, ne faites pas semblant... je sais que je vous dérange… je prenais simplement de vos nouvelles et…

– J’vous assure. Mmmff-yurmm vous me dérangez pas. Je peignais un nouveau tableau depuis ce matin, là, je suis en pause. Vous m’entendez manger ah, mmhummpff j’aime pas ça qu’on m’entende manger ah, excusez-moi…

– Non? C’est vrai? J’ignorais que vous peigniez le matin… une nouvelle toile, vous dites? De quoi ça parlera?

– Mes toiles parlent pas… Hummmadame, je vois pas comment mes toiles pourraient parler de quelque chose… elles sont muettes tout le temps…

– Ne vous moquez pas de nous, Renard! Vous jouez sur les mots!

– Jouer avec les mots, jouer avec les couleurs… c’est pareil, Madame… »

Je me retenais pour ne pas raccrocher la ligne au nez de ce goinfre qui s’empiffrait en direct. Mais il ne fallait pas que je m’emporte dans un autre cirque. J’avais à lui demander quelque chose :

« Vous souvenez-vous d’il y a quinze ans, Renard, des dix toiles que nous vous avions achetées?

– Un peu, ouais, certainement.

– Je les ai justement avec moi. J’avais l’idée de les accrochées aux murs de ma nouvelle cuisine, seulement voilà, avec toutes les rénovations que nous avons subies, vos toiles se sont fait quelque peu écorcher… Il y a dans les coins quelques égratignures… Serait-ce possible de venir y jeter un coup d’œil? Quelques retouches… ça ne vous prendra que dix minutes, tout au plus… je me chargerai de vous payer…

– Normalement, je dirais non… mais c’est vrai que j’ai besoin d’argent…

– Allez, n’hésitez pas, je vous ferai du café!

– J’vous avoue que je suis un peu nostalgique et que ces toiles-là me manquent et qu’en souvenir du collège… Combien vous allez me donner?

– Deux cents dollars.

– Pour trois cents dollars, j’accepte. Donnez-moi votre adresse, j’arrive dans vingt minutes… »

Je lui ai donné l’adresse. Il paraissait presque gentil. Presque sincère. Les professeurs riaient aux éclats : je leur ai dit de se taire ou sinon Renard remarquerait que nous nous moquions de lui. J’ai remercié malgré moi cet épouvantail imposteur que j’avais au téléphone, et j’ai raccroché avec un sourire qui paraissait dire ah, ce que je peux être malsaine moi aussi

Ça éclatait de joie, de la cuisine au salon : « Il viendra! Il viendra! » Monsieur Bernacle tenait deux enfants sur ses genoux. Il affichait un sourire pour la première fois du meeting. Midi dix. Nous guettions tous à la fenêtre. Nous avions tout préparé pour l’arrivée de Renard.

Chapitre 6
Renard n’est pas Renard


Dans la neige, Renard était méconnaissable. Nous pouvions mal distinguer son visage et, en plus qu’il portait une cape jusque par-dessus la tête, il nous aurait été difficile de dire s’il s’agissait bel et bien de lui. Comme il passait devant la fenêtre pour sonner à notre porte, nous n’avions plus de doute que c’était lui. Nous remarquions toutefois que ses cheveux, en quelques mèches qui dépassaient de la cape, étaient différents de ceux qu’il avait autrefois : soit ils étaient devenus blancs à cause de la neige, soit l’homme s’était fait teindre en blond. Chose certaine, ses cheveux avaient allongés depuis ce jour où nous l’avions croisé pour la dernière fois, il y avait de ça un an, à la gare de Strasby.

Renard a sonné trois coups. J’ai quitté la fenêtre, calmement, pour aller déverrouiller. Juste avant de lui ouvrir, j’ai crié au travers de la porte : « Renard? Est-ce bien vous? » Il m’a répondu que oui, c’était lui.

Les professeurs se tenaient à l’écart, tranquilles, autour de la table, et Monsieur Le Directeur attendait sur son tabouret, comme prévu. Madame Philie s’étirait le cou, essayait de percevoir quelque chose de l’air du vestibule. Elle avait tant rêvé de ce jour-là où elle serait témoin de notre vengeance, ah, qu’elle débordait d’envie de voir le malaise de Renard vis-à-vis Le Directeur…

Je suis arrivée dans la cuisine en compagnie de Renard… J’étais complètement gênée. Je n’osais pas imaginer la réaction qu’auraient les autres lorsqu’ils réaliseraient dans quelle merde nous nous mettions encore…

En voyant Renard à mes côtés, la Philie est tombée de sa chaise en s’écriant : « Qu’est-ce que c’est que ça! Mais! Non! Qui est-ce que vous nous avez ramené là?! Ce n’est pas Renard! – Ce n’est pas Renard, reprenait Monsieur Albert. Ça, jamais! Ça, non! »

Ils constataient juste, mais Renard semblait très naturel, avec son accent québécois qu’il m’est impossible de transcrire ici tellement moi je parle bien, très à l’aise à dire: « Oh, mais bien sûr que j’suis Renard! Qui voulez-vous que j’sois? »

Je ne pouvais pas tolérer l’imposture dans laquelle nous nous étions placés : « Vous n’êtes pas Renard, ai-je dit avec conviction, ne vous moquez pas de nous encore, Madame! Vous êtes Wendale! Nous savons vous reconnaître!

– Ah! criait le reste des professeurs. La vieille harpie! »

Nous connaissions Renard comme un homme de type super classique : presque pas de poils sur la tête, un chapeau vert foncé comme les forêts denses, un pantalon tissé dans un brun poussiéreux, tout ça, en plus d’un visage d’australopithèque… C’était la description la plus juste que nous nous faisions de lui, mais là, nous nous retrouvions devant autre chose : une femme avec de vrais seins, de vraies jupes sous la cape, du vrai rouge à lèvre et de vrais cheveux blonds presque blancs. Nous nous retrouvions devant Wendale et en plus, celle-ci se faisait passer pour Renard!

Je n’y comprenais à peu près rien : « Renard… Wendale… Peu importe! Cessez votre petit jeu! Nous avions invité Renard pour nous venger de tout ce qu’il nous a fait subir par le passé, vous êtes peut-être au courant de ses manigances… Avouez qu’il n’est pas l’auteur de ces toiles! Avouez qu’elles ne sont pas les siennes!

– C’est vrai, m’a dit Renard pendant qu’il retirait ses mitaines, elles sont pas les miennes : elles sont les vôtres …

– Vous vous moquez! »

Les enfants chantaient Renard le moqueur! Renard le menteur! J’avais beau leur dire de se taire, qu’il ne s’agissait pas du crétin mais bien de Wendale, une femme, avec du cutex plein les ongles pis des cheveux longs jusqu’aux seins pis toute le kit, mais les enfants continuaient de se tromper en y prenant même un malin plaisir. Ils riaient.

Je revenais à la conversion : « Wendale. Dites-moi. Qu’avez-vous fait de Renard? Où l’avez-vous caché? Il est là, sous votre cape?!

– Ôtez vos sales pattes de là! Je vous dis depuis tout à l’heure que je suis Renard! Excusez-moi, je m’emporte… J’aime pas me mettre en colère, Madame De Repentigny, je veux pas être méchante, mais vous vous entêtez. Allez donc premièrement savoir comment prononcer le nom de Wendale : il se prononce pas comme Vandale, mais bien comme Wenndayle! Excusez-moi, je m’emporte encore… Ce sont juste des noms sans importance, mais j’vous répète que moi, je-suis-Renard!

– Vous ne m’aurez pas avec vos diversions, Madame. Si vous êtes vraiment Renard, dites-moi comment se fait-il que vous ayez la cape, les seins, les cheveux blonds et absolument toute l’apparence de Wendale! Vous me faites croire n’importe quoi, des vessies pour des lanternes, vraiment.

– Vous choquez pas, Madame… D’avoir le corps qui nous rend heureux, c’est pas génial, ça? »

Le Directeur avait tenté jusque là de respecter le plan et de rester muet sur son tabouret, mais comme le malaise de Renard ne venait pas et que ce dernier se présentait sous la forme de la vieille harpie, il nous a donné son avis sur le grotesque de la situation : « Madame De Repentigny, tout ça me semble devenir un cirque interminable. Que cette femme soit Wendale ou Renard : à quoi bon vouloir entendre que Renard est un imposteur, si nous ne savons même pas qui est Renard? »

Je lui ai répondu qu’il ne se rendait pas compte de la gravité de l’affaire : Renard s’en sortait encore sans aucun embarras. Nous avions médité notre plan pendant trois ans avant de le mettre à exécution, et voilà que nous étions encore pris au piège. J’allais tenter de démasquer l’imposteur :

« Renard. C’est comme vous voulez : je ne vous appellerai pas Wendale, bien que vous ayez son physique, je n’en tiendrai pas compte… Mais, si vous étiez réellement Renard, vous seriez capable de répondre à cette question : cette dame que vous voyez assise là, à cette table, qui est-elle? Renard serait capable de l’identifier… elle lui a enseigné pendant un an au collège. »

Je pointais Madame Philie. Elle était super ravie d’avoir été choisie pour le test. Renard a répondu à mon interrogation malgré les larmes subites qui faisaient couler son mascara :

– J’sais pas, Madame, disait-il ou disait-elle en tendant la main pour un kleenex. J’ai honte… J’ai… j’ai jamais eu la mémoire des noms…

– Ne pleurez pas, Wendale… Vous pouvez m’avouer que vous n’êtes pas Renard, il n’est pas trop tard. Je ne serai pas fâchée…

– C’est pas ça! Je me souviens seulement du nom de ceux que j’aime et… Croyez-moi, je pleure et…

– Vous n’aimiez pas Madame Philie? Ah! Je n’en doute pas une seconde… et je ne doute pas que vous voulez rire de moi! Vous êtes bien comme ce poisson cru de Renard! Vous ne m’aurez pas avec vos quelques sentiments soudains, Wendale! J’y vois très clair! »

J’y voyais très clair. Renard-Wendale cachait quelque chose du genre d’un terrible secret, plus terrible encore que le meurtre que nous avions prémédité. Il-elle ne voulait pas me dire ce qu’il-elle avait fait de Renard : nous voyions très clair! Ce monstre-femme au sexe incertain était la cause de tout notre malheur!

Chapitre 7
Renard est en proie à une finale carnavalesque


Plus qu’un cirque, véritablement, le meeting était devenu un carnaval pittoresque où nous disions ce que nous avions à dire. Il m’a semblé que nous avions vêtu jusque là des costumes divers et interchangeables. Nos rôles respectifs s’inversaient soudainement : Monsieur Albert retombait en enfance, Madame Labé s’exprimait en une macaque débauchée, la perruque de Monsieur Panurge volait dans les airs, Madame Roy, droite comme un piquet, ponctuait chacune de ses phrases par des « à mort, à mort! », Madame Philie riait au point d’en péter au frette et Monsieur Bernacle poussait Le Directeur pour prendre sa place sur le tabouret.

Un nouveau rôle revenait aussi au Directeur, dans le brouillard de la fumée blanche de ses cigarettes, c’était le juge : « Oui, c’est vrai, c’est vrai, disait-il, je suis le juge! Écoutez-moi parce que j’en ai assez! Tout ça est interminable! La folie nous rendra fous! La maladie nous prendra si nous ne faisons rien! Je dis que ce monsieur-madame Renard-Wendale est le-la coupable du meurtre de Renard! En tous les cas, il-elle est responsable de sa disparition! De là le verdict que je rends : il-elle doit être égorgé-e immédiatement! »

Nous sentions qu’avec cette déclaration, tout virerai au comique une fois pour toutes; qu’avec l’aide du Directeur, nous pourrions rire de nos lésions du passé comme si tout sang était ridicule, comme si tout sang se transformait en ketchup en un seul impact démesuré.

Nous avons profité du fait que Le Directeur avait les bras ouverts et la poitrine arrondie vers l’avant pour lui sauter dans les bras. Nous l’embrassions avec tant de dévotion que nous revivions à ses pieds, oui, certains lui massaient les pieds, d’autres lui baisaient les mains : nous faisions de lui le roi du carnaval, et si le roi était d’accord avec tout ce que nos délires impliquaient, alors nous étions d’accord à être ses esclaves.

Ça s’en allait dégénérer. Renard-Wendale devenait nerveux-se. Il-elle récitait, angoissé-e avec ses mimiques de féminine, des choses complètement flyées du genre de c’est pas parce que mon identité est difficile qu’il faut que vous soyez méchants-méchantes : d’être amoureux d’une fille et d’en devenir une, c’est rien de monstrueux; vous êtes jaloux-jalouses c’est ça, jaloux-jalouses de ma métamorphose du siècle, jaloux-jalouses de ma réussite, jaloux-jalouses du etc., tout ça : nous lui avons sacré après et il-elle s’est fermé la gueule.

Comment aurions-nous pu croire que l’âme de Renard vivait effectivement à l’intérieur de la féminité du corps de Wendale? Cette fusion qui s’opérait entre les deux relevait à nos yeux d’une monstruosité fantastique impossible, presque magique, que même l’amour ne saurait provoquer.

Nous avions si peur d’une autre défaite, si peur d’une énième humiliation, que nous n’écoutions plus Renard : « Taisez-vous, lui ai-je ordonné. Inutile de cacher votre identité derrière le nom de Renard, Monsieur-Madame Renard-Wendale. Inutile de nous faire croire qu’encore au creux de votre ventre habite Renard! Celui-ci est disparu par votre faute, je répète, par votre faute! Allez savoir ce que vous lui avez fait… mais nous le vengerons! N’est-ce pas, collègues? Vengeons Renard! Vengeons Renard! »

Et les autres me supportaient à mort, « à mort, à mort! », en réalité, notre folie avait une raison précise : c’est nous qui voulions tuer Renard, depuis trois ans, sauf : Wendale avait pris notre place. Nous avions mis trop de temps, nous avions trop attendu avant d’exécuter notre plan, et cette rivale nous avait dépassés. Elle avait gagné la course.

Il s’agissait de devenir les plus rapides. J’ai pris le ton dictateur qu’avait ce fou de Bernacle précédemment : « Monsieur Le Directeur a rendu son verdict, chers collègues : tuons Renard-Wendale le-la tueur-tueuse! Wendale la vandale! La traîtresse! L’imposteure! La vraie de vraie! Tuons-la, et la défaite sera loin, loin derrière! »

C’est tout comme si les tasses de thé avaient contenu de l’alcool. Nous en avions bu jusqu’à l’ivresse. Nos yeux voyaient flou. Un énorme brouillard nous empêchait de savoir qui était qui. Le Directeur avait été touché par l’enivrement plus que nous tous. Il a été le premier à sauter sur Renard-Wendale en le-la traitant de folle :

« La folie vous a gagné, Monsieur-Madame! Vous allez mourir! Nous allons mettre un terme à toute notre névrose commune, enfin, vous êtes probablement plus dépressif-ve que nous tous! Vous seriez bien mort-e! »

Renard-Wendale ne disait rien. Peut-être aurait-il-elle dit quelque chose si Le Directeur lui en avait donné la chance : les doigts serraient si fort la gorge de l’égorgé-e qu’il-elle ne pouvait rien sortir de là. Nous observions et, puisque nous étions ivres, nous n’avions aucune pitié.

Des animaux. C’est ce que nous étions alors. Le Directeur était un lion aux griffes acérées et aux pattes robustes, Madame Philie était une pie qui ne cessait pas, Madame Roy devenait une panthère pour déchirer la jupe de Renard-Wendale en lambeaux, Monsieur Bernacle était un corbeau crieur sur le tabouret, etc. Je ne saurais dire ce qu’étaient les enfants exactement, d’animal ou d’être humain, mais ils prenaient part à la fête. Des gazelles, disons, oui, qu’ils étaient des gazelles; alors que nous voulions tuer ce qu’il y avait de Wendale dans Renard-Wendale, ils étaient les seuls à y voir Renard et à chanter sa torture : « Le moqueur s’en ira avec ses menteries! Le menteur pourrira avec ses moqueries! Lalalalalère! »

Pendant que tous vengeaient la disparition de Renard en étranglant ce qui ressemblait à Wendale, je suis descendue à la cave chercher les trois pelles que nous avions cachées. J’étais un singe avec une pelle à la main.

Quand je suis remontée à la cuisine, le visage de Renard-Wendale était bleu, mais il vivait encore. J’avais si hâte de voir cet-te imposteur-e mort-e que je l’ai achevée par un coup de pelle, très franc, derrière la tête. Le corps de Wendale est tombé comme une poche de sable. Nous avons enroulé le cadavre dans sa cape et l’avons transporté jusqu’au jardin.

Le Directeur était en tête de file. Ses chants victorieux attiraient l’attention des voisins. Nous n’étions pas subtils pour deux cennes, personne, de la cuisine au jardin nous formulions des slogans morbides et les enfants m’étourdissaient avec leurs chansonnettes enfantines : Vandale la vandale! Renard le renard!

Rien que de raconter ces événements me donne la nausée. J’avais de grandes vagues de mal-au-cœur-beurk suivies d’envies de vomir. J’ai creusé dans la neige jusqu’au sol sans trop y penser. Nous avons creusé le sol jusqu’à un trou profond de cinq pieds. Certains riaient encore alors que d’autres, comme Monsieur Albert, pleuraient. Nous réagissions par contraires et par contrastes, oui, des sentiments ambivalents provoqués par notre carnaval sinistre.

C’était une montagne russe dans laquelle certains se rendaient compte un peu trop tard qu’ils n’aimaient pas les manèges. Pour ma part, même si je pleurais la mort de Renard, je ne m’empêchais pas de rire à gorge déployée avec les enfants. Ce n’était qu’un jeu pour lequel nous étions assis à observer le mort ou la morte, l’épouvantail ou la vieille harpie, lui ou elle, avec quelques manques de lucidité.

Autour du trou de ce cadavre qu’au fond nous ne connaissions pas, un deuil profond s’est acharné sur nous. Par l’enterrement, nous réalisions que jamais Renard ne nous réapparaîtrait, ni en chair ni en os, que jamais son fantôme ne reviendrait nous hanter dans le flou de nos délires.

Au moment de dégriser, nous étions un pays plongé dans le deuil. L’alcool s’évaporait avec le parfum des fleurs que nous déposions sur le cadavre sans cercueil. Jamais les funérailles du jardin ne nous ont délivré de tout ce mal : « Chers collègues, disait l’un ou l’autre de nous dix, cher Monsieur Le Directeur, rentrons avant que les voisins commencent à nous insulter. »

Dans la cuisine, le goût amer de la sobriété… Nous avions besoin d’un peu de vodka, d’un peu de bière… de beaucoup de vin. Nous avons trinqué. Avant que mon corps s’écroule sur le tapis du salon avec les enfants, et que ma tête reste ailleurs, j’ai juré à la troupe que jamais, jamais je ne cesserais de détester celui qu’on appelait Renard : l’hypocrite, le crapuleux, la crasse de la honte…