28 avril 2011

Sable mouvant

J’avais six ans. Je le dis que mon âge n’a plus de sens, ni pour moi, ni pour personne. Je pourrais en avoir vingt, trente, deux, que ça n’aurait pas plus d’effet que si je disais que j’étais mort à quarante-huit ans.

J’avais x nombre d’années. Je le dis, que je suis persuadé qu’il n’y a pas plus bel âge que celui-là de la lettre x. Le fameux x. Je veux dire la croix et l’échec, les deux à la fois. Jésus et sa mort. Ma lettre préférée. Quand j’ai commencé à écrire ce texte, j’ai décidé que je m’appellerais Xéxus. J’ai décidé que mon nom comporterait beaucoup la lettre que j’aime et que mes cheveux seraient blancs et courts. C’est à cause de mes lunettes. Je trouve laid les gens qui portent des lunettes et qui ont les cheveux longs. Je les trouve sales.

Et j’ai décidé que mon nom serait celui-là et que je parlerais une langue presque normale, et parlerais d’une époque où j’avais x nombre d’années. Une époque où mes cheveux blancs auraient été blonds, frisés comme la pluie, et plastique comme mes jouets. Mais tout ça n’est que fiction. Alors plongeons dedans. Ensemble. Et essayons de croire que ce que je dis vaut la peine d’être dit.

%

J’avais six ans. Mon regard était bleu. Il n’était pas encore noir. C’est beaucoup plus tard que j’ai décidé qu’il serait noir. Ça n’a rien à voir. Aujourd’hui, je peux décider de la couleur de mon regard, mais à six ans, mon regard était bleu. Que bleu.

Moi, j’avais six ans. Vous, vous aviez x nombres d’années. Vous avez le choix de choisir le nombre d’années que vous aviez quand j’avais six ans. C’est un pouvoir qui vous appartient. Vous pouvez aussi choisir de la couleur de vos yeux, à cette époque-là. Je ne serai pas celui qui dira que ce n’est pas vrai; je ne serai pas celui qui dira que vous mentez. De toute façon, cela n’est que fiction. Vous vous demandez pourquoi vous êtes en train de lire, si rien n’est réel, et moi d’écrire que j’avais six ans.

J’avais six ans, dans un carré de sable qu’il pleuvait tellement qu’on aurait dit du ciment sur mes pieds nus. Des croûtes de ciment recouvraient mes pieds. Je ne pouvais pas bouger. Ce n’est rien de mignon, rien de touchant. C’est vous qui avez décidé que c’était mignon, que c’était touchant. Je criais maman que mes pieds s’enlisaient dans le sable et le plastique des camions avec lesquels j’avais joué, longtemps, à ramasser le sable et à le transporter d’un endroit x à un autre endroit x.

Maintenant le sable se révolte contre moi. Il m’enlise et croûte sur moi. Je suis resté longtemps, immobile, dans mon carré de sable, à regarder mes pieds à croire qu’ils étaient mignons, et que tout cela était réel. Quand j’ai eu sept ans, les choses ont changé. J’avais toujours les cheveux blonds, mais j’étais enfoncé plus creux dans le sable, disons, jusqu’aux rotules. J’ai senti la possibilité que je puisse mourir dans ce sable-là, mouvant sur la gravité de mon corps, laid et grave, et jeune comme vous l’étiez quand j’avais sept ans.

C’est vous qui avez décidé que vous étiez jeunes quand j’avais sept ans. Et plus je vous observe lire, plus je me rends compte que vos cheveux ne sont pas blonds, mais qu’ils l’étaient quand vous aviez sept ans.

%

J’allais dire que des oiseaux gazouillaient, mais je n’aime pas ce mot, parce qu’il y a un z dedans. Ils faisaient du bruit, plutôt, énervant, autour du carré de sable, et grignotaient le petit peu de pain que je tenais dans ma main mais je n’avais plus faim. Je n’avais plus faim parce que je pensais à ma mort possible, à venir, dans ce sable carré. J’étais cimenté jusqu’au nombril. Du sable se figeait dans le creux de mon nombril, et j’ai pensé à ma mère qui me nourrissait par là quand j’étais foetus.

« Quand les bébés sont dans les ventres, les mamans les nourrissent par un boyau, et toute la nourriture se transfère naturellement vers l’organisme du petit vivant par le nombril. »

Vous avez lu ça quelque part, dans un livre, à propos de la biologie. Mais quand vous n’êtes plus bébés, quand vous êtes un enfant dans un carré de sable, vous n’avez plus faim. Vous donnez votre pain aux moineaux et vous vous rendez vite compte que le sable ne se mange pas.

« Le sable ne se mange pas. Il brise les dents. »

Ça, vous le savez. De la même façon, vous n’avez pas besoin de lire ce que j’écris pour savoir que l’enfant qui s’enlise dans un carré de sable pourrait être vous.

%

Vous avez x nombre d’années. Vous avez x couleur de cheveux. Vous mourrez, enlisés quelque part, vous ne savez pas quand. Les oiseaux commenceront par le petit pain que vous tenez, puis quand il n’y aura plus de pain, ils vous entameront. Les becs pétilleront sur votre petite peau sensible. Vous aurez du sable jusqu’au cou, mais vous rirez quand même chaque fois que votre regard d’x couleur se posera sur le camion jaune. Votre camion préféré. Celui-là avec lequel vous avez une fois creusé la terre.

Vous avez du sable dans la bouche. Vous criez maman. Votre nombril est très loin déjà. Vous avez le nombril mort déjà. Mais vous ne regrettez rien. Vous ne voulez pas regretter quelque chose parce que, les gens sur le point de mourir qui regrettent, vous trouvez ça laid. Vous savez que vous auriez peut-être dû jouer un peu moins dans le sable, et rester un peu plus proche de votre maman, au cas où. Mais, de toute façon, vous vous dites que, tout ça, ce n’est que de la fiction. Vous n’allez pas mourir comme ça.

&

J’avais huit ans. J’avais du sable jusqu’à la bouche. Je criais maman, mais aucun son ne sortait. Le sable sec épongeait ma salive et ma voix, et quand je criais aux oiseaux de me laisser tranquille, je le leur criais avec ma pensée. Mais les oiseaux, paraît-il, comme les humains, n’entendent pas les pensées en détresse.

Aujourd’hui, je n’ai pas huit ans. Vous non plus. Vous n’avez pas huit ans. Il est possible que vous ayez huit ans, mais si vous l’aviez, vous ne seriez pas en train de lire. Vous seriez en train de jouer dans le sable.

Aujourd’hui, je suis enlisé jusqu’au nez. J’ai longtemps crié à ma mère au secours, mais jamais elle ne m’a entendu : elle m’a découvert seulement. Quand elle m’a vu, elle a souri de voir que je savais encore respirer. Elle a été triste de voir que des oiseaux picoraient mes yeux parce qu’ils avaient faim alors, pour me protéger, elle a poser sur mon nez les lunettes de papa.

Désormais, je ne peux pas descendre plus pas. Mes pieds touchent quelque chose et mes yeux sont protégés. Je suis immobile et je vois flou. Tous les matins, maman vient gratter mon cuir chevelu. Ça me chatouille et je frissonne dans le sable. Avec le temps, mes yeux sont devenus noirs, et mes cheveux, blancs. Je ne suis pas capable de sortir, ni mes jambes, ni mes bras, ni mes mains.

Vous vous demandez alors comment je fais pour écrire tout ça si je n’ai pas de mains. Mais j’ai déjà dit que tout n’est que fiction et que, l’enfant dans le sable, c’est vous. Et vous n’êtes pas moi.

Aucun commentaire: