7 décembre 2009

Les gants anti-peur




Les gants de mon père étaient faits pour souder. Pas pour attraper les thons. Ils étaient en cuir, dans le cabanon. Je les ai portés, et c’était comme si mes mains avaient été enduites d’une couche épaisse et caoutchouteuse d’anti-peur. Les gants de mon père me protégeaient contre les bobos et les piqûres et le poil des grosses bêtes à dents. J’ai anéanti la peur et je me suis mis à toucher à tout.

Des coins de bois, des bords de tôles, des fissures au jardin et des tomates que j’écrasais, des brins d’herbe que j’arrachais, des épaules que je tapais et des cordes à linge que je tirais et, et des clous dans lesquels je plongeais la main je ne sentais plus rien. Comme si j’avais été indemnisé par l’âge de mon père et le vécu de ses mains.

- T’aimes qui toi?

François me demandait ça quand je savais qu’il pensait toujours que j’avais peur de toucher aux choses que j’avais peur de toucher. Il avait ri, genre, dix fois de moi. J’avais peur de toucher aux hydrangées parce qu’il y avait des thons qui jouaient dedans. Et j’ai dit que j’allais toucher aux hydrangées et que j’allais me venger. 

Je me souviens j’ai croisé mes gros doigts de cuir et je les ai décroisés, et j’ai attrapé un thon. Le regard de François s’est ouvert et j’ai enfermé le thon dans ma paume robuste. Je sentais le thon faire son son et j’ai couru parce qu’il vibrait dans ma main. J’ai couru jusqu’au carré de sable, j’ai fait un trou et j’ai enterré le thon. Mais le thon en ressortait toujours comme je le recouvrais de sable. Et il se débattait pour ressortir et je tapais du sable sur lui. Je riais beaucoup parce que je n’avais pas peur. Je riais presque jusqu’aux larmes, et François avait un sourire qu’on aurait dit qu’il ne riait pas de moi. 

Mes petits doigts ne remplissaient pas tout le cuir jusqu’au bout des doigts du gant quand je tapais le sable. Mais le thon était mort enterré vivant quand même. J’ai demandé à François : 

- Tu en veux un autre thon mort? 

Il m’a juste demandé j’aime qui. Et je suis retourné aux hydrangées. Il y avait trois thons. J’en ai pris un dans une main, un autre dans l’autre main et le troisième, je lui ai dit tu vas être le dessert. C’était presque devenu naturel pour moi de voler les thons pour les faire mourir. J’amenais tous les thons dans le carré et je les enterrais vivant. Ils étaient gros, énormes. Dégueulasses et horribles. Bien bon pour eux. Méchants et très bruyants. 

Mon père est sorti. Il est venu voir le carré de sable mais il n’a rien demandé de ce que je faisais parce qu’il devait partir travailler. Et il m’a enlever mes gants de cuir épais. J’ai crié. J’ai hurlé de peur... Et François a fait semblant de rire de moi. 

Pour la onzième fois.

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