1 mai 2009

De la morphine pour Marguerite


I

Georges travaille dans un hôpital. Il s’occupe des planchers. Il nettoie les vomissures. Il ramasse les dégâts. Parfois aussi, Georges s’occupe des patients. Mais il préfère les patientes. 

Il drague les blessées de la nuit. Il courtise les mourantes. C’est ce qui le garde en vie. Mais ça il ne l’avouera jamais. La seule chose que Georges est capable d’avouer, c’est qu’il n’est pas médecin. Il est infirmier. D’ailleurs c’est ce qu’il dit toujours. Quand les choses tournent mal, il s’en sauve en disant « je ne suis pas médecin ».

Georges tient une liste des patientes les plus jolies. Les premières sur sa liste sont les premières à être servies. Georges a toutes les clés de toutes les pharmacies : « dites-moi quelle pilule vous voulez, et si vous êtes jolie vous l’aurez. » 

- Morphine!

Marguerite. Cette blonde vient d’arriver à l’urgence en criant « morphine ». Déjà, Georges la place en tête de liste. La plus jolie de tous les étages. Cheveux secs comme la paille. Il aimerait vivre dans le confort de ce blond. Comme dans un nid d’oiseau.

Georges se place derrière elle. Les mains moites de l’infirmier tremblent sur les barreaux de la civière. Marguerite n’a pas encore vu l’homme soudé à ses barreaux, mais elle aime la façon dont il la fait avancer à toute vitesse dans les corridors de l’hôpital et cette douceur avec laquelle il la stationne près d’un rideau. Cela lui rappelle un manège étrange. Les promenades au parc avec son père.

Georges a tiré les deux rideaux de chaque côté de la civière. Il se tient maintenant devant Marguerite. D’un air curieux, elle observe les coutures et le vert pâle de sa chemise. Cela lui rappelle autre chose. Le visage blême de son père.

II

Georges ne parle pas. Il ne se rappelle plus comment draguer. Il n’a pas toute sa tête. Marguerite, charmée par son sourire niais, tente maladroitement d’engager la conversation : 

- As-tu le sida? As-tu déjà tué quelqu’un? Fumes-tu? 

Georges ne perçoit pas la maladresse. Il s’étonne de l’air intéressé de sa patiente. À ses yeux, elle est parfaite. Mais Georges n’est pas parfait. Il n'a qu'un seul défaut : 

- Oui je fume.

Marguerite se couche sur le ventre et cache son petit nez dans le creux de sa manche. La réponse lui a déplu. Georges, lui, n’a jamais pris la bonne habitude de demander « et toi » après avoir répondu à une question. Il ne le demande jamais. Il rajoute plutôt :

- Mais je fume pas beaucoup! Seulement quand j’ai bu du vin.

Georges ne dit pas toute la vérité. Depuis quelques temps, il a pris goût à la cigarette. C’est vrai, il ne fume qu’après avoir bu du vin. Mais pour fumer plus, il boit toujours plus. Matin midi soir. Chez lui comme au boulot.

Marguerite a enfoui sa tête dans l’oreiller. Elle murmure dans la taie :

- J’ai tellement mal au dos... Ça élance dix sur dix. As-tu des pilules de morphine? 

III

Georges n’a pas dormi de la nuit. Il est resté à l’hôpital pour travailler. Il n’a pris qu’une pause de trente minutes pendant laquelle il a mangé un morceau, bu un demi-litre de vin rouge et fumé dix cigarettes. 

Les collègues de Georges ne disent rien à propos de l’alcool qu’il boit sur les heures de travail. Il n’y a que Brigitte, une infirmière qui, chaque fois, menace de le dénoncer. Mais Georges sait bien que ce ne sont là que des menaces. Ces deux collègues se haïssent depuis toujours.

Georges sort de sa poche la liste des jolies patientes privilégiées : Judith, du troisième étage, attend ses nouveaux draps ; Frédérique n’a pas eu son petit déjeuner. Elles patienteront encore. Georges ne s’occupe plus que de Marguerite. 

Cette nuit, elle a quitté sa civière et les deux rideaux. Elle partage maintenant une « vraie chambre d’hôpital » avec Fernande, une vieille femme très laide. Celle-là demeurera toujours au bas de la liste de Georges. Si bas qu’elle n’y paraît même pas.

En fait, Georges est convaincu que la vieille fait semblant d’être malade. Et que c’est de faire semblant d’être malade qui la rend malade. Le soluté n’est pour elle qu’un outil indispensable pour que tous prennent sa maladie au sérieux. Et le médicament qu’elle prend tous les vingt minutes... c’est pour énerver.

IV

Tandis que Marguerite dort, Georges lave la nouvelle chambre de sa patiente préférée. Quand tout est propre, il repasse aux mêmes endroits simplement pour rester près d’elle. 

Vers sept heures, Georges apporte sur un chariot le petit déjeuner de Marguerite. Elle se réveille heureuse. Heureuse de recevoir le petit déjeuner au lit. Cela lui rappelle un matin où son père lui avait accordé la même attention.

Puis, comme si elle avait médité ces mots toute la nuit, elle lui pose une question de plus : 

- Et tu bois souvent du vin? 

Georges se défend immédiatement :

- Non pas souvent! Seulement quand je mange.

Encore là, il ne dit pas toute la vérité. Georges a bien pris goût à l’alcool. Et c’est vrai, il ne boit qu’en mangeant. Mais pour se donner des raisons de boire, il mange comme un porc. Beaucoup et à toute heure de la journée.

Avant chaque cigarette, Georges mange donc un morceau de fromage et boit un verre de vin. Et s’il fume un paquet par jour, il boit trois bouteilles et mange six camemberts.

- Et là je suis du pour une pause, dit Georges. Je vais manger un morceau!

V

Georges n’est pas rentré chez lui depuis l’arrivée de Marguerite. Il travaille sans arrêt. Il multiplie les pauses pendant lesquelles un fromage, une bouteille, un paquet. Et devant Marguerite, toujours ce sourire niais et les mots qui ne sortent pas. 

Tout ce que Georges sait faire, c’est donner la morphine que Marguerite demande. Et aussitôt qu’elle sort de l’engourdissement de la drogue, elle pose une nouvelle question :

- Et tu manges souvent? 

- Seulement quand je travaille beaucoup! répond Georges. Ces temps-ci ouais je travaille gros!

L’homme est agité. Il faut dire que pour manger toujours plus, Georges travaille toujours plus. Et pour travailler toujours plus et sans arrêt, il boit du café. Beaucoup de café.

- Et la morphine...?

VI

Une pause. Le pauvre amoureux a besoin d’une pause. Il avale son fromage, son vin, sa fumée. Deux cafés. Encore un verre de vin et trois cigarettes, et puis un morceau de fromage, et puis encore un peu de café. Un dernier verre de vin. C’est le dernier, et après cette cigarette je retourne travailler. Où est passé mon fromage?!

- Ma morphine!

VII

Georges cherche sa liste. Il l’a égarée dehors pendant sa pause. Il tente de se rappeler : Judith, son petit déjeuner ; Frédérique... vérifier la pression. Non ce n’est pas ça! De la morphine pour Marguerite! 

VIII

Georges s’est écroulé. Trop de fatigue. Trop de substances. Il se réveille sur une civière entre deux rideaux. Au-dessus de sa tête, le visage de Brigitte.

- Tu resteras pas ici longtemps, dit l’infirmière. Une place s’est libérée dans une chambre. La femme est morte cette nuit... On lave les draps.

Brigitte traîne la civière dans les corridors. Georges sait très bien où elle l’emmène. La chambre de Marguerite. 

- C’est étrange tu trouves pas, lui dit Brigitte, ici les plus moches partent toujours en premier!

- Quoi... Je pouvais rien faire de plus... répond-il à moitié endormi. Je suis pas médecin...

IX

Georges gagne le lit où la veille encore vivait Fernande. À sa droite, le visage de Marguerite. Jusqu’alors il ne l’avait vu que de haut. De ce nouveau point de vue, il la trouve encore plus belle. Enfin, Georges parvient à poser une question :

- ...Et toi? 

- Mon père est mort avant-hier... Il fumait beaucoup. Et du café pour travailler, travailler pour manger, manger pour boire, boire pour fumer! C’est la vie! Et ma morphine! Morphine!... Tu demandes pas ta morphine? 

- Je connais Brigitte. Elle viendra jamais me voir... Je suis pas sur « sa liste ». Elle va me laisser crever ici...

Georges demeurera toujours en bas de la liste de Brigitte. Si bas qu’il n’y paraît même pas.

- Ça coûte rien d’essayer, dit Marguerite. Mon amour...

Sur les lèvres de Georges réapparaît ce sourire niais. Il promet à Marguerite qu’il essaiera pour elle. Et c’est vrai. S’il avait obtenu de la morphine avant de mourir, il l’aurait offert à son amour.

Georges sort de sa poche un petit peigne rouge. Pour mieux paraître, il place joliment ses quelques cheveux sur le côté. Et même si personne ne répond à son appel, il crie.

- Morphine!

2 commentaires:

Charlotte Gautier a dit...

c'est trop bien l'idée de la liste! bonne idée! xxxx

Plume a dit...

Toujours aussi doué, j'aime tes histoires.