14 janvier 2009

Carnets de Luc Harnais II

S'il y a des fleurs


X

J’étais de retour à Paris, ville ancestrale des temples français : Seine des noyés littéraires, musées vénérés par les grands cerveaux de ce monde ; tout cela et bien plus, et bien plus de jolies femmes, plus que vous ne pourriez en espérer voir en rêve! 

Le pain croûté parfumait la gare. Je n’avais pas encore mis le pied hors du wagon que, déjà, je sentais les Parisiens impatients d’en connaître davantage à propos de mon histoire de zèbre et de pissenlit. 

Les portes du wagon s’ouvrirent. Cinq femmes se tenaient en une rangée devant la porte de mon wagon. J’eus la certitude qu’elles m’y attendaient, qu’elles s’y étaient regroupées dans l’espoir de me croiser, comme de vraies groupies : 

- C’est le gars du zèbre! crièrent deux d’entre elles.

Elles se précipitèrent sur moi. Je leur tendis mon appareil photo numérique afin qu’elles se régalassent des clichés de ce zèbre, puis je les invitai à dîner. Elles déclinèrent mon invitation. L’admiration que me portait ces femmes n’avait alors été qu’une simple spéculation de ma part... Jamais je ne compris leur refus.

Peut-être mon invitation avait-elle été trop directe? Peut-être s’imaginaient-elles autre chose? Aucune importance. À ce moment-là, je ne cherchais chez une femme qu’une paire d’oreilles. De grandes oreilles capables d’écouter les invraisemblables histoires dont je mourais d’envie de me vanter. 

Je repris donc l’appareil photo des mains de ces femmes, ainsi que mon chemin, la tête haute... C’est vrai, le succès m’avait un peu monté à la tête, comme disent les Français. Et ce soir-là, lorsque je retrouvai ma chambre de la rue Belgrand, je ne pus tolérer le vide de la pièce. Il me fallait raconter ce que j’avais vécu. Il me fallait trouver quelqu’un à qui parler, sans quoi, pensai-je, mes aventures sombreront à jamais dans l’oubli...

XI

Je connaissais une auberge de jeunesse où les voyageurs se rencontraient pour raconter leurs récits de voyage. Je m’y dirigeai avec grande confiance. Vraiment, je croyais que nul autre récit ne pouvait être plus époustouflant que le mien!

Le D’Artagnan. Voilà le nom de l’auberge. J’y entrai. Je passai la réception et descendis directement au sous-sol. L’éclairage se tamisa. Je m’affichai près du bar. Partout près des tables, des voyageurs se tenaient les uns en face des autres. Chacun leur tour, ils vantaient le sensationnalisme de leurs aventures :

- Vous revenez d’Italie, mais vous n’avez pas visité le Vatican?! s’exclamait un Français à un Suisse. Oh, c’est bête! C’est notre histoire qui s’est jouée là-dedans...

- Et alors? lui répondait le Suisse. Vous n’avez jamais grimpé les Alpes! De là-haut, le monde s’ouvre... Si bien que l’on en redescend complètement changé! 

- Cessez de vous disputer, interrompait le Belge... Moi, j’ai vu le métro de Moscou, et vraiment, il n’y a rien de comparable! La Russie, c’est un autre monde... Beaucoup plus récent, actuel, contemporain, que vos vieilles histoires! Et je ne m’en vante pas pour autant... Seulement, vous n’aurez rien vu tant aussi longtemps que vous ne serez pas sortis de votre petite Europe de l’ouest...

Et puis, la bagarre éclatait. L’un d’eux avait dénigré la valeur du voyage de l’autre, et cela lui valait un coup de poing sur la gueule. C’était ainsi que cela se passait chez les hommes voyageurs. Mais il en allait tout autrement pour les hommes voyageurs qui, en retrait du groupe, épandaient leurs prouesses touristiques auprès des demoiselles...

XII

Je demandai une bière au serveur. Puis, j’attendis qu’on vînt à moi.

Il y eut d’abord deux Hollandaises. Elles me courtisèrent un peu du regard, puis elles se placèrent devant moi. En fait, au D’Artagnan, si une femme vous aborde, elle se tient d’abord devant vous, raide comme un piquet, en ne disant pas un mot. Elle attend que vous lui racontiez votre récit de voyage. 

Mais avant de tout lui raconter, vous devez bien évidemment nommer la ville que vous avez visitée et dont vous souhaitez lui parler. Une fois la ville nommée, elle décidera si oui ou non elle a envie d’en entendre davantage sur cette ville que vous lui avez proposée. 

Certaines personnes toutefois ont un nom de ville bien précis en tête lorsqu’elles vous abordent... Ce fut le cas de mes deux Hollandaises. Elles ne voulaient entendre parler que d’une ville : Québec.

J’eus beau leur dire que j’étais Québécois, leur répéter que j’étais originaire de la « province » de Québec, mais elles n’en crurent rien. De toute façon, je n’aurais pas pu m’entretenir davantage avec elles... La ville de Québec m’était absolument inconnue. J’avais bien parcouru la rive sud du Québec, ainsi que Sorel, plus au nord ; je connaissais bien Montréal, même que j’y habitais la plupart du temps, dans un appartement sur le Plateau Mont-Royal... Mais Québec, je n’y étais jamais allé. 

Bien sûr, j’aurais pu mentir et improviser le récit d’un voyage qui n’avait jamais eu lieu. C’est là une chose qui se voyait souvent, mais il aurait fallu que mes deux Hollandaises eussent été bien plus jolies pour que je consentisse à leur inventer un faux récit simplement pour garder leur compagnie, et comme elles étaient laides, je me consolai bien vite de leur départ. 

Elles tournèrent sur leurs talons, aussi raides qu’elles m’étaient apparues, et se dirigèrent vers un noir qui, en plus d’avoir visité toute l’Afrique, revenait de Québec, la ville. Il avait été adopté à l’âge de neuf ans par une famille de Beauport et chaque fin de semaine, sa mère et lui magasinaient dans la vieille capitale. Vraiment, la ville de Québec n’avait plus de secret pour lui.

Les Hollandaises se tinrent devant lui, prêtes à absorber tout le récit du noir. Quant à moi, eh bien personne ne venait me voir. J’avais envie de m’attacher autour du cou un carton sur lequel serait écrit « Bonjour, y a pas quelqu’un qui aimerait entendre parler des zèbres de Provence? »

Non, personne. Il y avait bien plusieurs oreilles au D’Artagnan, mais pas une pour écouter mes histoires. Je perdis peu à peu confiance en moi. Je sirotai tranquillement une bière. Puis une autre. Les heures passèrent et vers vingt-deux heures, un DJ se profila dans une fumée spectaculaire derrière un comptoir. Il augmenta le volume. Il invita à danser... Mes deux Hollandaises qui sautent autour du noir... La musique qui me tape sur les nerfs...

XIII

Puis, comme j’attendais au vestiaire pour récupérer mon manteau, une femme se mit à me dévisager. Je pensai alors mon visage ne lui plaît pas et puis non ; je me rendis compte qu’elle se tenait raide comme un piquet ah! C’était ça! Le signe qu’elle voulait entendre mon récit de voyage!

Mais la musique jouait si fort...! J’eus peine à entendre ce qu’elle me dit. Ses mots se confondaient, si bien que j’en mélangeai certaines lettres :

- Moi, me dit-elle, c’est Londres... Je suis obsédée par Londres. J’en ai une fixation... 

- Comment? Vous êtes obsédée par l’ombre? Si je comprends bien, c’est une phobie que vous avez!... Je vous entends très mal!... ?Hum, alors, dites-moi, le noir vous fait-il peur en ce moment?

J’eus à ce moment-là le malheureux réflexe de regarder en direction du noir, celui-là autour duquel deux Hollandaises soûles dansaient.

- ? Non, me répondit-elle, il ne me fait pas peur, le « Noir », comme vous dites... C’est un ami à moi. Et puis, pourquoi vous dites ça? Il n’y a pas tant de Noirs à Londres...

- Mais si, tout le monde devient Noir lorsqu’il est à l’ombre!... ?

- ? J’y suis allée et je n’en suis pas revenue noire! Vous voyez bien que je suis blanche... Et vous, y êtes-vous déjà allé?

- À l’ombre? Souvent, oui! Surtout l’été... J’adore! Lorsqu’il fait chaud.

- Oui, c’est pareil pour moi! Les terrasses à Londres sont sensas’! 

- Eh... oui. Je n’en connais pas d’autres! Mais alors, vous aimez l’ombre! Vous n’auriez pas peur donc, si je vous emmenais à l’ombre? Si vous voyez ce que je veux dire... Simplement pour s’amuser un peu... 

- Non, je n’aurais pas peur! Au contraire, j’en serais ravie! Je pourrais vous faire voir des tas de trucs que vous n’avez peut-être jamais vus!

Mes yeux s’écarquillèrent. Elle parlait de l’ombre comme s’il s’agissait d’une ville, d’un pays. Puis elle disait qu’à l’ombre, elle me ferait voir une foule de choses, comme si elle parlait de ce qu’elle me montrerait de son corps. 

Elle était folle. Et moi eh bien je ne sais pas, peut-être étais-je fou d’elle.

XIV

Le problème, dans une relation basée sur ce qui semble être un quiproquo, c’est qu’une fois la musique arrêtée, on ne rit plus. Nous avions passé une splendide soirée à l’ombre, je dirais même à la noirceur, dans une chambre du D’Artagnan. Mais, au matin, j’avais le sentiment de m’être trompé sur toute la ligne au sujet de cette fille. Je ne connaissais même pas son nom :

- Hé, j’y pense, tu ne m’as pas dit ton nom! lui dis-je.

- C’est vrai... J’ai oublié... me répondit-elle.

- Veux-tu me le dire ou...?

- Ouais bien sûr! Sylia Desfleurs... 

- Quoi? Tu ne me le diras pas s’il n’y a pas de fleurs? Je vais t’en chercher alors... Attends-moi!

Des murs en forme d’ailes de papillons battaient sur la porte de la chambre et le D’Artagnan tremblait, sous mes pas sur l’escalier, il a tremblé encore pour les fleurs que tu me demandais et que je courais te les chercher pour ton nom immédiatement à la réception, mais la dame n’avait pas de fleurs à vendre alors merde, je suis sorti du D’Artagnan rue Vitruve j’ai couru, jusqu’au Franprix, mais toutes les fleurs m’ont semblé trop cheap et au Monoprix, y en n’avait pas, alors j’ai intercepté ce mec dans la rue qui tenait un bouquet de fleurs digne des reines d’Angleterre et je lui ai dit - Hé M’sieur! Vendez-moi ça pour quinze euros! D’acc’? Il a dit non et j’ai rajouté - Putain, vingt euros alors! Dites pas non! Si vous dites non, si vous dites ce que je vous assomme! Il a refusé oui il a dit non tu m’imagines, merde pas le choix : je l’ai frappé lui ai volé son bouquet, vraiment, suis parti en courant, défilé, suis remonté, à la chambre, ouvert la porte mais tu n’étais plus là dans le j’ai paniqué, moi aussi fouillé dans l’air ta bouche avec les minces cheveux blonds dedans que tu respires les mèches et goûtes tes cheveux qui descendent sur ton front que j’embrasse et respire et goûte tes mèches blondes et puis au moment de tes petits doigts tout s’est mis à tourner autour des fenêtres arrondies comme les yeux de mouches c’est à ce moment-là que la police a défoncé comme des abeilles et c’était prémonitoire et la porte s’est envolée par les fenêtres et les policiers sur leurs chevaux m’ont dit de me tenir droit - Tenez vous droit, ils ont dit, droit! Raide comme un piquet! Ce que j’ai fait j’ai fait raide, raide comme un - Quoi?!? Vous venez d’Hollande?!? qu’ils m’ont demandé et - Vous l’avez caché où, le tableau de Van Gogh?!? Répondez! Ils m’ont donné les coups de matraques ça a été la douleur mais je répétais que - C’est pas moi, c’est le Noir qui l’a volé! Il l’a caché dans l’ombre! Il s’est enfui avec! À Québec! Voilà de l’argent, prenez tout! Mais laissez-moi mes fleurs! C’est pour elle! Si vous me les enlevez elle me dira jamais son nom! Et j’ai regardé les officiers dont l’un d’eux s’est changé en toi comme un fantôme à l’envers il a pris ton visage et tu a pris son corps c’était un échange de maintenant tu étais une policière et c’était ton visage sur lequel il y avait ce casque d’officier de la police française et c’était toi avec le chapeau dur dont j’ai commencé à le sourire mais c’est qu’à ce moment-là de je me suis réveillé plus de voix comme t’un mot s’est perdu et le reste de mes mots se mélangeaient au réveil comme la désyntaxe de folle et fiou je me suis réveillé! Fiou je me suis réveillé et fou à mon réveil, fiou tu étais là... Plus belle que la veille... Et je souriais parce que tu étais là...

Oui. Elle était là. Sylia. À côté de moi. Je m’appropriai de nouveau le réel, et ma langue et mes mots, et descendis du lit. Tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve. Elle dormait encore. Je lui souriais, impatient d’être témoin de son réveil. J’attendis qu’elle se réveillât complètement. Puis, mes yeux au-dessus des siens, je lui demandai son nom. Cette fois, pas de méprise :

- C’est quoi ton nom.

- Sylia. Des fleurs? Oh! Merci...! Elles viennent d’où?

- Dehors. Derrière l’auberge. Il y en avait un peu... et j’ai pensé peut-être tu me diras plus facilement ton nom s’il y a des fleurs...

Elle sourit. Je n’avais pas parcouru tout Paris pour cueillir ces fleurs. Mais j’eus tout de même l’impression d’avoir réalisé l’impossible, simplement pour la garder près de moi. La frousse de ma vie. 

Avec sa main, elle dégagea joliment son visage, plaça quelques cheveux derrière ses oreilles.

- Et puis, me dit-elle, pour Londres, ça tient toujours?

- Londres? demandai-je. 

- Oui, tu sais, on en parlait hier...

- Ah oui? Bien sûr! J’aime bien Londres...! disais-je en ne me souvenant de rien.

- Ouais... chuchota-t-elle presque à elle-même. Moi, c’est Londres... Cette ville m’obsède...

Elle soupira et se rendormit et je pensai cette fille est obsédée vraiment, elle a de ces obsessions qui riment et alors, pourquoi pas ; c’est joli, on prendra le train demain. Pour Londres.

XV

Plus tard, ce matin-là, je me souviens de mon regard triste devant la télé. Je m’en souviens à un tel point que c’était comme si pendant un instant j’étais sorti de moi-même, rien que pour contempler ce regard trop triste que j’avais.

Vers onze heures, je regagnai ma chambre rue Belgrand. Je fis mes bagages. Pour Londres. Puis j’ouvris la télé. Pour voir. Au bulletin d’information, les journalistes parlaient d’un étrange phénomène ayant rapport à ce zèbre de Provence. Quelque chose n’allait pas. D’où mon regard triste.

« Ce zèbre n’aurait pas dû exister », disaient-ils. 

Mon zèbre avait bousillé l’écosystème de la région. C’était ce que je craignais. 

- Sylia, je ne pourrai pas aller à Londres... lui dis-je au téléphone. Il faut que j’aille à Arles. C’est ma faute. Tout ce qui se passe. Tout ça, c’est ma faute.

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