14 janvier 2009

Carnets de Luc Harnais I

Les zèbres de Provence


I

Tout cela débuta à Paris. Aéroport Charles de Gaulle. 11h30. Il y avait, en arrivant, ce que je vis depuis le hublot de l’avion : de grandes terres fermières, presque des vaches, en tout cas, tout un lot de gazons déserts qu’on aurait dit broutés par les boeufs de l’Alsace. 

Mais je ne vis pas les boeufs. Ils se cachèrent dès mon arrivée sur Paris. Les animaux sont ainsi : ils ne se montrent pas tous au premier coup d’oeil. Ils ne montrent qu’une quantité d’eux-mêmes. Celle que l’on veut voir. Il faut savoir parfois les chercher. Et c’est ainsi que l’on découvre chaque jour quantité de nouvelles espèces. Et c’est ainsi qu’il n’est pas impossible de trouver encore un dinosaure bien vivant. Mais je ne vous parlerai pas des dinosaures. Pas cette fois. 

Je vis en France toutefois bien autre chose. Il y eut d’abord les asphaltes. Puis vinrent les maigres contrôleurs. À vrai dire, je ne me rappelle pas m’être fait contrôler par qui que ce soit. J’ai tenté du mieux d’échapper aux douanes. Les bureaux ne m’ont pas fait attention. Ils n’ont pas fouillé mes bagages. Et ils regrettent à présent de ne pas avoir découvert ce que je trimbalais dans mes poches depuis Montréal : des pissenlits. 

II

Ça paraît idiot, comme ça mais, quand, dans un pays, vous apportez des pissenlits d’un autre pays, vous ébranlez l’écosystème. Ça fout la merde. C’est pour ça que c’est interdit de ramener des racines de voyage. Vous plantez ça... et on ignore ce qu’il advient de ces racines d’apparence si inoffensives. Moi, je l’ai fait. J’ai cueilli mes pissenlits à Sorel. Certains disent que c’est là le coeur du Québec. Moi je n’en sais trop rien. Mais c’est possible. J’ai souvent eu mal au coeur à Sorel.

Je vous préviens : il faut faire très attention d’où on prend les pissenlits. Si je les avais cueillis à Tracy, par exemple, l’effet n’aurait pas été le même. Les pissenlits de Tracy, bien que les deux villes se côtoient, sont très différents de ceux de Sorel. Ils sont de moins bonne qualité. Ils sont trop frais. « Frais chiés », comme dit mon cousin belge. Parce qu’ils s’imaginent vivre dans une ville meilleure que les autres, ils poussent tous droits. Ils deviennent snobs. Ils ont les pétales en l’air. Ça énerve. Et ça ne fait rien de bon. 

Les pissenlits de Sorel sont nourris à la bière. La bière des jeunes qui renversent leur Black Label. Ou la bière encore très liquide dans le vomi des mineurs soûls qui sont malades à la sortie des bars. À Sorel, vous avez des tas de pissenlits près des bars. Et c’est là que j’ai pris les miens. Je les ai soigneusement placés dans un sac ziploc. Et j’ai pris l’avion pour Paris le lendemain matin.

III

Après avoir passé les douanes, j’eus le champ libre pour planter mes pissenlits sorelois sur toute la France. J’avais sur moi ce petit carton me permettant de prendre le train pas plus de six fois. Mais six fois étaient bien suffisantes. Je ne voulais aller qu’à un seul endroit : la Provence. 

Je mis le cap sur Arles, ville de Provence. Je me rendis d’abord à Lyon, d’où je pris un train en direction d’Arles. À bord du train, je sortis ce petit carton que les poinçonneurs poinçonnaient, et je trouvai siège près d’une banquette de Français. Ils me demandèrent ma destination, et je leur dévoilai les raisons de mon voyage en Provence. 

J’avais entendu parler des zèbres de Provence, et j’en parlai à mon tour dans le train. Mais chaque fois que j’en parlai à ces Français, il se trouva qu’un hurluberlu provençal niât l’existence de telles espèces.

- Peut-être sont-ce les herbes de Provence dont vous voulez parler? me disait l’arrogant ignare.

- Ah ça non! rétorquais-je avec le même ton que mon snob d’interlocuteur, la faune n’a pas de secret pour moi! Pas plus que la végétation d’ailleurs... Il y a bel et bien des zèbres de Provence. Et si je ne vous en rapporte pas un bien de Provence, je ne m’appelle pas Luc Harnais!

Ils se mirent à rire et, voulant les faire taire, je leur racontai mon ambition de planter des pissenlits sorelois sur le pays. Ils rirent de plus bel et l’un d’eux me répondit :

- Ah, vraiment! Vous pissez au lit!

- Comment? dis-je. Vous voulez rire de moi. Pissenlit, bande d’ignares!

Pour ne pas que cela ne dégénérât en de médiocres jeux de mots, je gardai le silence pour le reste du trajet et décidément, ce fut une bande d’ignares à laquelle je ne voulus plus jamais reparler.

IV

Nous arrivâmes à destination et je débarquai seul à la gare d’Arles. En fait, j’y débarquai avec une myriade de cons descendant du train, des condescendants que je haïssais et dont je voulus m’enfuir. C’était une gare pour le moins délabrée à laquelle il manquait les contrôleurs, et aussi les policiers, pour autant que contrôleurs et policiers n’eussent pas été synonymes en cette région que je ne connaissais que par les livres.

Les livres les plus connus d’Arles étant les arlequins, j’avais beau tous les avoir lus, cela n’améliora en rien mon sens de l’orientation. Ces livres n’étaient pas du domaine de la géographie, mais bien de celui de la romance et qu’avais-je à faire, dans Arles, de la romance? La romance que j’avais lue ne m’aida pas à ne pas me perdre, et je m’y perdis assez rapidement.

V

À ma grande surprise, il y eut dans Arles plus de Chinois que d’Arle...equinois, et les rares fois où les peaux jaunes semblaient se dissiper à l’horizon, c’était au tour des Japonais de débarquer là où le tourisme était : dans les deux seules églises de la ville.

Car elles étaient deux, ces églises se répondaient l’une à l’autre et j’eus suffisamment de courage pour monter tout en haut de l’une d’elle, par une série d’escaliers dessinés par les pires architectes de France, me loger tout près de la cloche de ladite église. J’y rencontrai un homme qui me permit de faire sonner la cloche à ma guise, c’est-à-dire très fort, et je réveillai toute la faune d’Arles. Les animaux s’attroupèrent dans les champs et je redescendis voir quels étaient ces animaux étranges que j’avais tiré du sommeil.

En sortant de l’église, je reniflai un bon coup, mais mon odorat ne me permit pas de distinguer des airs quelque odeur de zèbre ou de boeuf, non, car l’odeur de riz, du thé et du ginseng des Chinois envahissaient encore beaucoup trop.

Je me dégageai de la masse et reniflai de nouveau.

- Qu’est-ce que vous sentez? me demanda un Chinois.

C’était la première fois que je côtoyais d’aussi près un ginsengois en chair et en os. Je me méfiai et, pour préserver intact mon odorat, je me cachai les narines derrière la manche de mon t-shirt. 

- Je sens les zèbres de Provence... grommelai-je. 

- Vraiment? s’étonna-t-il. Il en existe?

Bien sûr qu’ils existent, ces zèbres. Je lui lançai un soupir pressé et je me mis à courir vers les champs.

- Attendez! cria-t-il. J’ai sur moi quelques racines de ginseng! J’ai pensé en planter quelques-unes. Vous ne connaîtriez pas un bon endroit pour planter des racines de Chine?

- Je veux planter mes racines de Sorel, répondis-je. Ici, c’est mon territoire. Dégagez!

Il saisit mon bras, puis il fouilla mes poches. Il voulut détruire mes pissenlits et je dus le frapper au visage. Je m’en défis et, comme les autres Chinois le retenaient de courir après moi, je pus le semer. Je me rendis sur les champs au milieu desquels s’étaient attroupés tous les animaux que j’avais appelés par le son de ma cloche céleste.

VI

Je me retins pour ne pas pleurer... Et je ne voulus pas pleurer parce que c’était beau de voir ces animaux, non, absolument pas : c’était très laid! Des vaches! C’était très laid de voir ces vaches au milieu des champs, de simples vaches imbéciles! Pas un seul zèbre de Provence! Et je pleurai parce que j’étais pourtant si certain de leur existence.

VII

Tout de même, je me convainquis d’accomplir mon devoir : je plantai sur les terres de Provence les pissenlits que j’avais cueillis à Sorel. Aussitôt plantés, les pissenlits se ramollirent. Leurs racines tenaient toujours dans leurs minuscules trous, mais leurs tiges s’effondrèrent sur la tourbe. J’eus encore envie de pleurer. Le côté sentimental du arlequin avait déteint sur moi. Je m’empêchai d’être aussi sentimental en me répétant sans cesse que « nous ne sommes pas dans un arlequin, merde »!

Peut-être pleurai-je suffisamment sur mes pissenlits pour en nourrir les racines d’autre chose que de la bière, ou peut-être eus-je l’idée de puiser à la rivière de l’eau dans un vase, ou les deux, que sais-je, mais j’abreuvai mes pissenlits du mieux que je pus et ceux-ci retrouvèrent quelques formes convenables pour une fleur d’autant de prestance.

Mes pissenlits durcirent à la racine. Ils s’ancrèrent comme il faut dans la terre de Provence et les vaches s’en approchèrent. 

- Wô! Laissez mes pissenlits tranquilles! criai-je aux vaches.

Je fis le garde-côte devant la souplesse de mes pissenlits pour les garder de ces vaches laides que je repoussais en leur frappant les côtes. Jamais elles ne touchèrent les pétales de mes pissenlits, jamais elles ne s’en firent de salade : j’étais solide et si j’adorais le jaune des pissenlits devant moi, je redoutais toujours le jaune derrière moi qui sans doute souhaitait encore planter son foutu ginseng.

VIII

Au bout de quelques heures, je m’étonnai du calme dans lequel je me tenais. Plus aucune vache ne tentait de venir prendre mes pissenlits pour en faire du lait jaune, plus aucun jaune ne venait faire la vache en approchant son visage laid de mes pissenlits.

C’était le calme et je pus voir, à l’horizon, se profiler un petit cheval dont l’espèce m’était impossible à définir. Plus il avançait, plus j’hésitais entre le poney et la licorne, entre l’âne ou le grand chien ; mes yeux n’étaient pas bons et je dus les froncer pour distinguer les rayures d'un zèbre qui galopait sur l’horizon.

- Un zèbre de Provence! m’écriai-je. Je savais qu’ils existaient!

Le zèbre galopa encore jusqu’à ce qu’il atteignît finalement le but de sa quête : le pissenlit que j’avais planté. Il n’en fit qu’une bouchée et, contrairement aux vaches que j’avais repoussées, je le laissai faire.

Ses babines dégustaient le tendre des racines des pissenlits fermentées dans la bière ; le juteux du vomi des pétales à l’odeur de spaghetti ; ce fut pour lui un joyeux festin de fin gourmet et je ne dis rien sur toute la ligne. 

J’observai mon oeuvre : l’apparition de ce zèbre avec été causée par moi. À moi seul revenait le mérite de cette découverte splendide, et pour cela, je ne téléphonai jamais à Charles Tisseyre, ni même à National Geographic, car ce n’était absolument pas dans mon intérêt de faire là-dessus un documentaire d’une demie-heure où l’on raconterait l’inutile bêtise de mes comportements.

IX

Quand je repris le train pour Paris, il y eut encore devant moi quelques Français à qui je montrai fièrement les photos de mon appareil numérique parmi lesquelles se trouvaient celles du zèbre :

- Voyez! disais-je. Les zèbres de Provence existent! Bien sûr, il y a aussi les herbes, mais les herbes ne sont là que pour donner à manger aux zèbres.

Les Français, tout à coup, ne riaient plus. Je n’en rencontrai plus un seul qui se moquât de moi. Ils virent en moi un véritable héros à qui ils s’empressèrent de poser toutes leurs questions :

- Et les chèvres, est-ce qu’elles mangent du chèvrefeuille? 

- Oh, ça, répondis-je, ce sera pour une autre fois! Pour l’instant, il faut que j’écrive dans ce carnet toutes mes observations à propos de ce zèbre... Et peut-être pourrez-vous tout lire lorsque je publierai mes écrits. Ils seront publiés sous le nom de... Carnets de Luc Harnais! Joli, vous ne trouvez pas?

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