8 décembre 2007

Comme des morts

La nuit. Une chambre. Un lit. Deux chaises au centre de la chambre. Une télévision débranchée. Une lampe éteinte à côté du lit. Il fait sombre. Une fenêtre. Derrière la fenêtre, c’est noir. Au fur et à mesure que le dialogue avance, le soleil se lève.

Mirandole Grunwald, appuyé près de la porte.

François Caravel, couché dans le lit.

Mirandole : Bonne nuit…

François : C’est la nuit…

Mirandole : Elle sera bonne…

François : C’est déjà la nuit… On peut rien y faire…

Mirandole : Elle est bonne… Elle peut être bonne. Des fois, il arrive qu’elle soit bonne…

François : Elle est terrible… Je la sens terrible…

Mirandole : On la sent terrible… Il arrive qu’elle soit terrible…

François : Elle est terrible! (Il se lève, allume la lampe. Il s’assoit dans son lit.) Un homme est mort!

Mirandole : Mort? Qui?

François (paniqué) : Un homme! Je l’ai senti mourir! Je l’ai senti, tout près de cet homme… Un homme est mort. Puis il est mort!

Mirandole : Ça fait deux. Deux hommes sont morts?

François : Trois!… Quatre!… Je compte!

Mirandole : Des hommes meurent. Deux d’entre eux sont morts. Je vais dormir…

François : Des femmes meurent. Cinq! (Il se lève, énervé, il marche dans la chambre.) Les bébés meurent toujours. Six! On sent la mort… On se sent mourir…

Mirandole : Et les poissons? (Il marche en suivant François.) Des poissons meurent. Tu comptes pour moi? Combien meurent pour mourir? Combien sont morts, déjà?

François (s’assoyant sur une des deux chaises, plus calme) : Beaucoup de poissons sont morts… (Soupir.) Un très grand nombre… On peut rien y faire…

Mirandole (s’assoyant sur l’autre chaise) : On y peut rien… Il faut dormir…

François : Pendant que d’autres gens meurent, mourront toujours, d’autres sont morts avant eux… Et moi, en attendant de mourir, je vis avec la mort des autres…

Mirandole : En attendant de mourir, je vis avec ta mort des autres… On y peut rien… Alors, on fait quoi?

François : On peut rien y faire… Les autres meurent. D’autres vivent, vivants avant la mort. (Un temps.) Les secondes meurent, une, deux…

Mirandole : Tu comptes pour moi… Les secondes...

François : D'abord, il y a eu la première. Puis, la première seconde. De là, tout est possible. On attend la troisième. Ensuite, la quatrième. C'est un très grand nombre. Plus on avance, plus le nombre est grand.

Mirandole : Tu comptes énormément... (Un temps.) Les premiers sont morts hier... Le nombre est toujours plus grand... Pourquoi?

François : L’argent. C’est con l’argent. J’en ai pas. Des chiffres. J’en veux pas. Je veux pas en parler... Les chiffres, c’est la mort.

Mirandole : Combien de chiffres? Combien il y en a?

François : Un très grand nombre… Un grand nombre de meurtres, de morts, de cimetières, de recensements de morts. Le nombre d’années qui me séparent de la mort de mon grand-père. Le nombre d’homicides, à la télé, ils ont parlé d’un vieux mort tué par un homme qui s’est tué après avoir tué. La mort.

Mirandole : Le vieux mort était mort. Alors, pourquoi on en parle?

François : Parce qu’il est mort! On parle toujours de la mort, toujours à tous les jours, on en parlera toujours, la mort arrive pour faire mourir! Elle fait mourir pour nous rappeler qu’on mourra. On meurt à petit feu. En attendant la mort, on parle des morts qui ont vécu la mort. Si la mort peut être vécue, bien entendu.

Mirandole : On y peut rien… Si la mort se vivait, on la tuerait.

François : On la tuerait, c’est certain, mais on peut rien y faire… (Soupir.) Vivre, c’est mourir dans un monde où tout meurt. Mourir sans rien connaître de la mort, c’est comme vivre sans savoir ce qui est vivant. On pense à la mort parce qu’on mourra, on sait la mort, qu’on vivra pas toujours, il faut mourir, ou s’assassiner, ce qui est mieux, des deux, c’est mourir, des fois, on s’assassine. Des fois, j’ai envie de mourir, ou d’assassiner, mais on peut rien y faire…

Mirandole : On y peut rien… La mort nous fera mourir, tous, et la vie mourra, tout mourra toujours. Comme les morts revivront jamais, les morts sont morts, on y peut rien, des fois les morts revivent, alors ce sont des morts-vivants, mais ils revivent en silence, un silence de mort. Ils revivent pour se demander pourquoi ils sont morts. Pourquoi il faut mourir, déjà?

François : Parce qu’il faut vivre, il faut mourir, les morts sont morts sans expliquer la mort, c’est leur faute, mais c’est nous qui les avons fait mourir. Nous. Les mortels. On meurt toujours. Dès qu’on vit, on meurt. Toute ma vie, j’ai cherché le sens de la mort. Si tu savais le nombre d’heures que j’ai passé, dans ma baignoire, à essayer de comprendre la mort! Ce nombre-là, c’est la mort! Tu veux pas le connaître. Je le dirai pas. Cent vingt-huit heures. Je crois qu’à ma mort, j’en saurai beaucoup sur la mort. À force de penser à la mort, je mourrai peut-être moins que les autres. Ou mieux, je mourrai mieux. Ou mieux encore, je mourrai plus encore.

Mirandole : On y peut rien… Tu peux pas mourir plus que moi. Je vais mourir égal. On va mourir égaux. Tu peux mourir en criant. Ça fait pas plus mal que de mourir en bâillant. (Un temps.) Je pense à la mort, des fois, j’y pense, pas longtemps. Mon père est mort, mort d’un accident de son cœur mort qui vivait, comme moi je vis, lui aussi vivait, mais il est mort et restera mort. Il mourra à chaque seconde qui continue de mourir et comme le monde continue de mourir vers la mort, on mourra tous bientôt. Pourquoi on meurt, déjà?

François : La guerre. Les gens se tuent et meurent en se tuant. Ils meurent pour leur pays, dans d’autres pays, mais les pays mourront quand ils devront mourir, un jour, quand tout meurt, il faut mourir. Je dois mourir. Comme tout le monde doit mourir. La guerre arrange rien, mais on peut rien y faire... On se tuera toujours et ça fait mourir, aussi je meurs, ça me fait mourir de voir les autres mourir.

Mirandole : Si tu mourais, je mourrais deux fois. Avec toi. On mourra ensemble. Si c’est vrai qu’il faut que tu meures un jour, je veux bien mourir moi aussi ce jour-là. À condition que tu meures vraiment, évidemment, si tu faisais semblant de mourir, ça serait injuste. Faire semblant de mourir, c’est une injustice. C’est dormir. S’endormir, c’est feindre la mort. C’est injuste. Il faut dormir…

François : On peut rien y faire… On meurt, souvent, on meurt quand on dort. Beaucoup de gens, un très grand nombre de gens sont morts dans leur sommeil. Un très grand nombre. C’est ça, l’injustice. On meurt même quand on fait semblant.

Mirandole : Je veux bien dormir avec toi, moi, si tu veux. Ce soir, on pourrait dormir ensemble. On pourrait penser à dormir au lieu de penser à mourir. Quand on pense à dormir, on s’endort jamais.

François : Quand on pense à la mort, on meurt quand même. On peut rien y faire…

Mirandole : On y peut rien, mais si on dormait ensemble, tu serais pas tout seul à mourir dans ta mort quand elle arriverait. Je mourrais aussi. On serait deux dans la mort. Et si je meurs le premier, tu mourras après, pour moi?

François : Je m’arrangerai pour mourir si tu meurs. On mourra. On peut rien y faire… Ça sert à rien de rester ici à essayer de changer la vie quand seule la mort peut changer la vie en la faisant mourir. C’est ça, la mort.

Mirandole : Pourquoi c’est la mort?

François : La pollution. Ça pollue comme la mort. La mort sort des usines, c’est ce qu’ils disent, qu’on mourra étouffés de mort partout. On peut rien y faire. Ils disent, à la télé, partout, que les forêts sont mortes parce que la mort pollue. La grosse mort sale, noire, avec la lame qui détruit le blé, les champs de blé morts, ça meurt, à chaque seconde, un mot meurt dans la bouche de quelqu’un qui parle de la mort. Ça meurt dans des nuages de fumée noire, des particules mortes qui nous entrent dans les poumons. On va mourir étouffés. Il faut pas trop y penser. Sinon on va mourir fous. J’aime mieux mourir étouffé que fou. C’est plus discret.

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : Hier, je suis allé aux funérailles de ma tante morte.

Mirandole : Hier! Hier, c’est la mort… Le temps mort. Le passé mort. On se présente toujours au présent, mais on se passe jamais du passé!

François : On vit avec… On peut rien y faire… Je vais toujours aux funérailles. Sur les lieux. Ça sent partout la mort. La mort sentait, aux funérailles de ma tante morte suicidée, elle était morte du suicide, aussi j’avais envie de mourir, pour ce que la mort nous a fait et nous fera encore, mourir, j’avais envie de mourir moi aussi et que tu meures en me suivant dans la mort. J’avais pas envie, ni de la vie ni d’être en vie, aussi je n’avais pas envie, j’avais en-mort, parce que j’avais envie d’être mort. Moi aussi, comme les morts, être mort. Rejoindre les morts. Être comme eux. Ceux qui connaissent la mort.

Mirandole : Alors, tu as fait quoi?

François : Hier, aux funérailles, il pleuvait la mort partout, sur le gazon, la mort coulait comme si ça pleurait. On a pleuré la mort dans son cercueil. Après, on a pleuré en mangeant, mais tout goûtait la mort, comme si tout mourait, les sandwichs, ça passait mal. Ça passe jamais, la mort, même si tout meurt, ça fait des boules dans la gorge et ça remonte à la surface morte de notre face mourante.

Mirandole : On y peut rien… On est toujours mourants. On agonise. Ma face est mourante. La tienne aussi. Mais j’aime bien te regarder, si ta face c’est la mort, aussi, j’aime bien la regarder.

François : Hier, aux funérailles, il y avait un enfant qui riait. Il riait. Je l’aurais tué. On voulait tous le tuer. Il méritait de mourir. Je l’aurais tué, mais on peut rien y faire… Sa mère s’est contentée de le disputer.

Mirandole : On y peut rien, c’est comme ça, une mère, ça dispute toujours, jusqu’à sa mort, elle dispute, mais elle tue pas. Elle prend soin. Quand ma mère est morte, elle m’a tué. Un peu. À cause d’elle, je pense un peu à la mort, des fois, chaque fois que tu m’en parles. Tu me parles de la mort assez souvent, des fois, un peu, pas trop souvent. Les funérailles. L’enfant qui riait. On l’aurait tué. Et ta tante, elle disait quoi?

François : Ma tante était morte. Elle voyait les choses différemment, dans son trou de ciel, elle souhaitait la mort de personne. Elle voulait vivre. Elle aurait voulu revivre. Descendre de son ciel, ou sortir de son trou. L’un ou l’autre. Un trou de ciel. Vivre encore, un peu, une seconde.

Mirandole : Mais elle s’est suicidée. Après, elle voulait revivre. Elle aurait dû y penser avant. Moi, j’y pense assez souvent, des fois, un peu, pas trop souvent.

François : On peut rien y faire... Ceux qui vivent veulent mourir, tandis que les morts veulent vivre…

Mirandole : Le monde à l’envers. Beaucoup de gens veulent revivre. Être des morts-vivants. Combien de gens? Quel nombre? Ça me fait peur. Tu me fais peur. Des fois, j’aimerais penser à autre chose. Pourquoi les morts veulent vivre?

François : Le Christ. Il parle toujours de la mort. Sa mort à lui. Il est mort pour nous. Les morts veulent pas continuer de mourir après la mort. Ils en ont eu assez. Assez de la mort. Ils ont vu ce que c’était, la mort, comme les suicidés changent d’idée après la mort, ils veulent revivre. Ils veulent être morts-vivants pour visiter les morts dans les morgues, sans rien dire. Ils parlent de rien parce que les remords leur arrachent les mots. Ils regrettent la mort. Ils revivent pour voir ce qu’était la vie. C’est un problème de mémoire, la mort. Vouloir revivre, c’est oublié qu’on a vécu.

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : On peut rien y faire… On endure. Je vais allumer la télé.

Mirandole : On vient tout juste de l’éteindre.

François : Je vais la rallumer.

Mirandole : Les bulletins de nouvelles me font peur. Je sais que c’est ce que tu veux regarder, la mort, c’est toujours tragique quand ils parlent. Ils font peur. Ils m’inquiètent. La mort est dans l’écran, toute proche. Les couleurs du bulletin de nouvelles que tu regardes toujours, c’est la mort. Il y a encore la guerre. Ça change pas. Une première. Une seconde. C'est quoi la suite?

François : Les bulletins de nouvelles. Ça me réconforte. Mes parents regardaient toujours les nouvelles. Toute ma famille les regardait. Mes sœurs les regardaient. Ma tante les regardait. Je m’endormais en écoutant les nouvelles. Je les écoutais. Regarde, je les écoute toujours. On écoute toujours.

Mirandole : C’est pas l’heure des nouvelles. On vient de les écouter. On vient tout juste d’en sortir. On s’en est sortis. Alors, on fait quoi?

François : On décide pas. On endure. On attend. On prie.

Mirandole : On joue.

François : Jouer… À quoi.

Mirandole : Tu décides.

François : On décide pas, on peut rien y faire, ça viendra, ça vient toujours, on décide pas. Quand on décide de vivre, on décide de mourir. Ça s’annule. On décide pas.

Mirandole : On joue à prier.

François : On décide pas. On prie.

Mirandole (s’agenouillant devant François) : On prie.

François : …Ô Grand Jeu! Dis-moi qui nous sommes! Des pions? Des pions morts? Des morpions! Voilà ce qu’on est! (Un temps.) Des marionnettes! La mort a de très longs fils. Beaucoup de fils. Un grand nombre de fils. Un très grand nombre. Ce nombre-là, c’est la mort. Tu veux pas le connaître. Je le dirai pas. Six milliards. Bientôt sept. Je compte! Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq…

Mirandole : Pourquoi on prie, déjà?

François : On compte. La mort doit venir comme il faut. Il faut prier. La mort se promène un peu partout. Un peu. Beaucoup. Ah… Ils sont beaucoup trop nombreux en Chine! Un grand nombre, un trop grand nombre!

Mirandole (chantant, pendant que François continue de compter) : La mort viendra, vient, est venue ; la mort reviendra, revient, est revenue…

François (cessant de compter) : Ça devient trop grand!

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : On tombe à zéro.

Mirandole : On est à zéro. Est-ce qu’on est morts?

François : Tu m’entends.

Mirandole : Ça tourne. C’est silencieux. (Un temps.) Je t’entends toujours.

François : C’est mortel…

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : Compter. Il faut compter! Compter les bons mots, même si les mots sont pas toujours les bons!

Mirandole : Un mot : mort. Deux mots : la mort. Trois mots : je suis mort.

François : Peut-être.

Mirandole : Un mot : peut-être. Ou deux? Peut-être, c’est deux mots?

François : Peut-être.

Mirandole : Tu comptes pour moi? Ça tourne…

François : Angoisse, stress, panique, mort, nommer les choses, la mort, il faut en parler... Il faut la peindre!

Mirandole (souriant) : On peint!

François : Il faut l’écrire! La montrer! La mettre sous les yeux de tout le monde! Que tout le monde la subisse avant de la subir! Que tout le monde angoisse! Stresse! Panique! Meurt! Peur! Quatre! (Un temps.) Cœur! Sueur! Fleur! Sept! Nommer les choses! Mort! Huit! C’est une loi!

Mirandole : Après dix, on fait quoi?

François : On meurt! C’est la mort!

Mirandole : Je suis mort. Ça fait trois. Toi plus moi. Et la mort...

François : Il faut qu'on en parle, souvent, un grand nombre de fois! Un très grand nombre de fois! Un très, très grand nombre! La mort, la mort, et la mort se réglera! On réglera la mort à force d’en parler! À la télé, chaque jour, on dit la mort est partout! On prie pour la mort qui est partout! On finira peut-être, peut-être qu’on en finira, on sait pas, on finira par en finir, on essaie! On peut rien y faire! Mais on peut rien y faire… La mort est partout... C’est partout la mort…

Mirandole : C’est partout la mort…

François : Parce qu’on en parle partout… On peut rien y faire... C’est partout la mort… On en parle partout…

(Un temps.)

Mirandole : On y peut rien… (Il regarde par la fenêtre.) Il fait clair!

François : C’est toujours sombre…

Mirandole : La nuit a été bonne?

François : Elle sera terrible…

Rideau.

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