15 mars 2008

Les mouches à fruits

Ces mouches à fruits se jouent de l’existence; 
tout comme les fantômes se moquent de la vraisemblance.



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Dans son appartement de la rue Bordeaux, le présent ne s’est jamais laissé dompter. Il se soulève toujours à quelques occasions, comme les tapis poussiéreux qu’on retourne et qu’on fait battre dehors les jours de grands ménages. Il laisse voir sous sa saleté légendaire un passé d’une couleur authentique.

C’est un soir de grande réflexion. Judith se sert un verre de vin blanc. Un petit verre transparent. Les coupes à vin sont trop sales pour qu’on puisse y boire. Elles traînent dans le lavabo de la cuisine depuis deux jours. 

Judith ne fait la vaisselle que lorsque tous les verres de ses armoires ont été utilisés. C’est alors pour elle une sorte de recommencement complet. L’impression d’une pleine renaissance.

Dans l’appartement de Judith, les mouches à fruits ont eu le temps de renaître depuis la dernière corvée de vaisselle. Elles recouvrent maintenant l’intérieur des coupes à vin. L’ivresse des mouches à fruits n’a pas de limites. Elle transcende les parois sucrées des coupes.

Le regard de Judith est déformé par l’alcool qu’elle boit depuis ce matin. C’est tout comme si sa vision était filtrée par une vitre bombée, arrondissant les angles de l’appartement. 

Elle regarde les armoires de sa cuisine en désordre. Ces armoires ne sont jamais bien fermées, remarque-t-elle.

Il est rare que toutes les portes des armoires soient bien fermées. À moins d’y porter une attention particulière, Judith oublie souvent d’en fermer une. Une de trop. Elle est convaincue qu’une autre personne s’amuse à les rouvrir en cachette. Elle craint alors ces fantômes qui, dit-elle, menacent de l’avaler : 

- Ces portes sont des gueules ouvertes. Prêtes à tout dévorer. Comme toutes les portes de tous les appartements d’ailleurs. 

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Judith a l’impression que des miettes d’elle-même se sont éparpillées dans le temps depuis sa naissance. Intouchables et impossibles à ramasser en un tas, ces morceaux d’elle-même ne sont rien de ce qu’elle est aujourd’hui. Ainsi lorsqu’elle pense au passé, les soirs de longues réflexions, au milieu de son salon, un verre de vin blanc à la main, elle n’y voit que les petites parties de cette personne qu’elle était. Folle et angoissée. C’est ainsi qu’on la voyait. 

Comme sa mère. Suzanne. Elle boit beaucoup trop de vin à tous les jours. Certains soirs, la fin de semaine, Judith boit jusqu’au matin avec sa mère. Elles pleurent. Suzanne parle du passé. De leur enfance à toutes les deux. 

Les mouches à fruits avaient envahi toute la maison. Te souviens-tu, Judith, des mouches à fruits? La mort de ton père avait laissé la maison en un terrible désordre. Je n’avais même plus le courage de faire la vaisselle...

Judith tente de rassembler toutes les parties d’elle-même. J’étais une autre. Une autre que je ne suis pas. Suzanne nettoie les coupes à vin au fur et à mesure qu’elle les salit. C’est sa façon d’oublier.

Son fils Sacha ne donne plus de nouvelles. Chaque fois que Judith vient rendre visite à sa mère, c’est la même histoire. Sacha a toujours été le même. Il me tourmente constamment l’esprit. Il aime le silence et l’isolement. C’est un fantôme. Pourquoi ne vient-il pas me voir aussi souvent que toi, Judith?

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Judith a de trop larges réflexions. Elle n’arrive pas à relaxer. Des gouttes de vin blanc coulent de son petit verre et tombent sur l’encolure de son pyjama. Elle fixe le flacon de somnifères devant elle. Suzanne était une vieille folle et c’était ma mère. Elle ne croyait qu’aux fantômes. Elle n’avait d’yeux que pour eux. Et un autre verre. 

L’alcool se mélange. Il mêle tout. Suzanne pleure l’absence de son fils. Il s’est suicidé, maman, vas-tu un jour finir par te faire à l’idée?

Sacha ouvre le robinet de la salle de bains. Des mouches à fruits sont collées à l’embouchure d’un tube de pâte à dents. Elles ne peuvent plus bouger. Certaines ont pondu des oeufs sur le miroir dans lequel Sacha s’observe. 

Elles font trop de bruit. Je leur ai pourtant dit de se taire. Mais leurs cris persistent. Insupportables, ces mouches collent à la peau. Elles sont pleines de mort. Des fantômes sales qui se reproduisent sans cesse. Le ventre plein. 

Elles entrent par mes oreilles et parasitent mes idées. Je ne veux rien entendre de cette espèce...

L’eau tiède déborde déjà du lavabo. Le mécanisme est prêt. Ce soir, je me suicide. Il plonge la tête dans l’eau du lavabo et cesse de respirer. 

Sors de là, Sacha. J’ai envie de pipi.

Judith pousse sur la porte de la salle de bains. C’est verrouillé. Tu sors ou je défonces. Elle frappe et crie trop fort. Elle monopolise toujours les toilettes. Sa vessie est toujours trop pleine. De jus sucré ou d’alcool. 

La voix de ma soeur ne m’empêchera pas d’être mort. 

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Une gorgée de plus et Judith ferme les yeux. Elle pose son verre sur la table du salon. Les lumières sont maintenant fermées. Je n’entends que le bruit de ces mouches à fruits qui ont l’audace de venir frôler mes tympans. Elle transpire. Le sucre du vin flotte sur sa peau.

Sacha est un enfant. Il fait la guerre aux mouches à fruits dans la salle de bains. Il mène un combat perdu d’avance. La guerre aura sa peau. Les mouches à fruits n’en voudront pas. Sa peau ne goûte que le savon et le sel. Elle est beaucoup trop salée. 

Suzanne dit que sa fille est invincible. Elle l’est. Il ne peut rien arriver à Judith. Cette enfant est trop intelligente. Trop sûre d’elle-même. Elle l’a toujours été. Depuis la naissance. 

Sors de là, Sacha. Pourquoi tu te caches? Arrête de faire l’invisible. Laisse-moi entrer.

Lorsqu’elle avait trop bu, Suzanne avait l’habitude de forcer sa fille à l’embrasser. Judith fait tout pour se sauver des bras de sa mère. Elle n’est plus la même lorsqu’elle boit. Ses bras n’ont plus de limites.

Sors de là, Sacha. Je veux entrer. C’est mon tour. Fais ce que tu as à faire et ensuite ce sera moi.

L’eau coule sous la porte. Judith bouscule sa mère. C’est l’inondation là-dedans. Ce doit être ses crises d’asthme. J’écarte la possibilité d’un suicide. Mon frère ne peut pas s’être suicidé. Il n’a jamais aimé attirer l’attention. Il a toujours été le même. Sacha. L’air toujours mort. Depuis la naissance.

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Judith s’endort sur le divan. Toute seule dans son appartement de la rue Bordeaux. Elle rêve à sa mère. Ces deux-là ont encore trop bu.

Elles ont peine à composer le 911. Mon suicide ne semble inquiéter personne. Je suis mort avant que les policiers n’aient découvert tous ces cadavres écrasés sur les divans. 

Suzanne a le corps engourdi. Elle ne tremble plus. Elle ne connaîtra plus jamais la panique. Elle avait l’habitude de s’endormir sur son divan après avoir bu. C’était sa façon à elle d’oublier ma mort.

Des mains se posent autour du cou de Suzanne. Ce sont les mains de son enfant. L’enfant ne peut plus tolérer l’humeur dépressive de sa mère. Son humeur collante. Sur le divan. L’enfant étrangle sa mère. 

Je n’aurai été qu’un pauvre fruit sorti du ventre de ma mère.

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Qu’un pauvre fruit couvert de moisissure. De la bouffe pour les mouches.

Judith finira ce que son frère avait commencé. Peu importe si j’y laisse ma peau. Ces mouches à fruits font planer la mort. Partout. Je les ferai taire. Elles paieront pour la mort qu’elles ont répandue.

Judith se répète les mêmes mots depuis le suicide de son frère. Tu es toujours le même. Sacha. Tu n’as jamais été un autre. 

La porte de la salle de bains cède sous le poids de Judith. Sacha s’est suicidé. Il a des bouchons dans les oreilles. Je lui ai crié de sortir. Il n’a rien entendu. Comme sa mère. 

Mon fils ne donne plus de nouvelles. On l’a chassé de la maison. Quelque chose a dû l’effrayer.

Suzanne n’entend plus rien maintenant. Les policiers découvriront demain cette morte étranglée sur son divan. Sur son cou, les traces de doigts de son enfant. Ils interrogeront toujours le cadavre de l’enfant coupable.

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Le visage de Judith se transforme sous chacun de ses ronflements. Elle n’est plus cette autre qu’elle était. La voici sur le point de mourir. Dans le flacon, il ne reste plus un seul somnifère. Ce flacon n’était pas vide hier. 

Le suicide de Judith ne résonne pas loin. Ses voisins de la rue Bordeaux n’entendent rien. 

Tous attendront toujours de mes nouvelles. Tous attendront les raisons de ma mort. Tous s’abreuveront à même mon histoire.

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Nous avons vécu collées aux parois d’un grand verre. Gonflées par la mort qui nous était donnée à boire.

Nous avons répandu la mort parce que nous en étions trop pleines.

Dorénavant, nous n’éparpillerons plus les morceaux de qui nous étions. Nous ne pondrons plus notre saleté sur vos miroirs. Notre parole a fait naître trop de morts. Suzanne... Judith... Sacha...

Quelqu’un a secoué les tapis. 
Quelqu’un a fait le grand ménage.

William Drouin

5 mars 2008

En travers de toi

Pas trop de poussières
Sont tombées dans l’appareil photo
Encore intact que je caresse
Du sépia de notre voyage



France, Italie, Espagne
La SNCF répliquait mes avances
Tes cheveux que j’écrivais
Je les écrivais en dessinant

Aux morts du Père La Chaise
Tu as murmuré l’espoir
D’y être nous aussi
Morts et regardés

Mais je ne regardais que les rues
Entre le Louvre et Porte de Bagnolet
Lavées par nos traces de souliers battus
Humides comme l’enfance

Quand Notre-Dame a dévoilé ses clôtures
Tes épaules se sont cachées
Sous ma veste de laine
Et je n’y voyais que moi



Tu pataugeais les cris étouffés
Que je t’attende
Que je te voie



Mais mes baisers sourds
Voulaient que je marche devant
Que je ne t’attende pas
Que je te couvre d’invisible

Souvent, dans les draps de l’auberge
Ta chrysalide du lendemain
Tu frissonnais d’amour en silence
Comme les poissons de la salle de bains

Moi, à la fenêtre, je réinventais le fleuve
Saint-Laurent en mieux imaginé
L’Arc de Triomphe en était le pont
Et moi, je me faisais un secret

Derrière, tu berçais le temps sur la Seine
Avec le vin des restaurants en étoiles
Repeintes par les fous
Pour moi, aux fleurs d’Orsée



Tu ne criais pas que tu étouffais
Mais je t’attendais
En secret, je te voyais



Quand les couleurs se sont éteintes
Tu as soupiré les bleus de Miro
Les derniers départs funiculaires
De moi, tu ne voyais que le dos

À la fenêtre, je te gardais de ma face
Pour réécrire le monde et le vivre
Il me fallait le temps
D’un secret inavouable

Un soir, dans l’allée en fleurs
Le réconfort des inconnues m’a trahi
J’ai souri à ta panique
Qui cherchait à s’étendre

Tu as voulu faire un tour
S’effriter sur le Rialto
Dans les douches des canaux
Je t’ai cachée sous les gondoles



Tu étouffais pour ne pas crier
Que je t’attende
Que je te voie



L’album s’effiloche en coins
Les photos se déchirent l’espace
Mais le sépia de ma tête ne casse pas
Il est ma demeure

À notre arrivée sur Montréal
Tu as senti le monde mort
Une mappemonde engluée
Par les mains collantes du passé

Une seule fois, je me suis montré
Face à la rencontre qui se passait
À ce tour d’Arles sur l’herbe
Je t’ai supplié

Même si tu ne cries pas que tu étouffes
Je t’attends quand même
Je te vois quand même...