La veille, je m'étais couchée vers une heure du matin. Je sais,
c'est tard. Il passait un documentaire à la télé, sur la chaîne D. Un
documentaire sur les guenons qui allaitent. J'avais trouvé ça
intéressant. Je n'avais jamais vu de mamelon de guenon auparavant.
C'était étonnamment rose. Quand je me suis décidée à aller me coucher,
j'ai pensé à plusieurs trucs : me brosser les dents, éteindre la lampe
de l'aquarium, enfermer le chien dans sa chambre, allumer le
ventilateur. Mais verrouiller la porte de derrière, ça, je n'y ai pas
pensé. Il arrive qu'on pense aux trucs anodins avant de penser à
l'essentiel. C'est comme ça. Vient un temps où les responsabilités
deviennent trop nombreuses et, pour se faire de la place, le cerveau
efface quelque chose. Et il se trouve que ce quelque chose s'avère
parfois un réflexe primaire. Voilà ce qui m'est arrivé.
Vers
trois heures du matin, mon chien a jappé. Mon réflexe, voyez vous, fut
de frapper sur mon réveil-matin. Or, mon réveil est programmé pour
sonner à cinq heures vingt-cinq. Chaque fois qu'il sonne, mon chien
jappe. Cette nuit, mon chien a jappé vers trois heures. Quelque chose
n'allait pas. Il y avait du bruit dans l'appartement. Un homme était
entré chez moi par la porte de derrière. J'entendais ses pas. Des pas de
grosses bottes. J'entendais les roches collées sous ses semelles rayer
mon plancher. Ce même plancher que j'avais justement lavé six heures
plus tôt, à vingt et une heure, en prévoyant que mon frère arriverait le
lendemain matin, vers sept heures. Quand il rend visite à quelqu'un,
celui-là, il faut que tout soit propre. Avant que l'intrus barbouille
mon plancher, tout était nickel. Plus j'y pense, je me demande ce qui me
troublait le plus, dans mon lit, quand il s'est introduit chez moi :
était-ce la présence de l'intrus ou la cochonnerie sous ses bottes?
Il
devait croire qu'il n'y avait personne. Il parlait à quelqu'un qui ne
lui répondait pas. J'en ai déduit qu'il parlait au cellulaire :
-
J'y suis. Oui, c'est la bonne adresse. Arrête de crier. Il y a une télé,
un ordinateur, une bibliothèque... Non, dans le coffre, il y a des jeux
de sociétés... Battleship, Guess Who, Cranium... J'entends pas. Le
chien jappe! Attends. Je vais le tuer.
Il a tué mon chien.
Je n'aurais jamais cru qu'au moment de mourir, les chiens éternuaient.
Eh bien, ce fut le cas du mien. Je me suis assuré que la porte de ma
chambre était verrouillée. J'ai tourné la poignée jusqu'à ce qu'elle
bloque. Je ne pense pas que le tueur ait entendu le minuscule déclic.
Mon premier réflexe, à ce moment-là, fut d'enfiler silencieusement mon
pyjama. Si j'étais pour mourir, je ne voulais pas mourir nue. Depuis que
je suis toute petite, je me promets de mourir dignement. Mon deuxième
réflexe fut de lever la tête en direction du mur et d'y voir la fenêtre
comme une potentielle sortie de secours. Hormis la moustiquaire à
déchirer, la fuite semblait facile. L'eusse-t-elle été si le tueur ne
s'était pas mis à forcer la porte de ma chambre, bading-badang:
- Il y a quelqu'un?!
Non,
ne répondis-je pas... Il m'aurait fallu un objet pointu, une pince à
sourcil, pour creuser un trou à travers la moustiquaire. J'avais
malencontreusement laissé ma trousse de maquillage à la salle de bain.
C'était de l'autre côté du couloir. C'était, autrement dit, inaccessible
et sans espoir.
Je n'aurais jamais cru l'épaule d'un
homme capable de briser une serrure. Eh bien, ce fut le cas de ma porte
de chambre. L'homme s'y introduisit et me poignarda dans la nuque. Il y
laissa le poignard planté. Je fis semblant de mourir, me traiterez-vous
de lâche. Enfin, l'eussé-je attaqué qu'il m'aurait poignardé encore, et
plus violemment. J'ai attendu que mon sang eusse coagulé pour retirer le
poignard et me le mettre en poche. Puis je me suis relevée. Je
l'entendais encore parler :
- Y a une fille dans l'appartement...
Je vais être chez toi à sept heures au lieu de six. Le temps que je la
tue, que j'efface les traces... Oui, j'ai ton couteau. Non, il n'est pas
dans ton sac. Il est dans son cou. Son cou... Son cou à elle! Oui, je
suis sûr qu'elle est morte... Je peux retourner vérifier.
Il
est effectivement revenu vérifier. Je n'étais pas morte. Je
l'attendais, faible certes, mais armée de son poignard. Il a vite fait
de rebrousser chemin derrière la porte, que je bloquai derrière lui avec
la table de chevet. Il ouvrit tous les tiroirs de la cuisine. Du
tintamarre des ustensiles, je déduis qu'il cherchais un couteau à
viande. Au téléphone, sa voix avait changé de ton. Il paniquait :
- Elle a survécu! Non, elle ne peut pas s'échapper! Probablement pas...
Nous
avons tous pensé, à ce moment-là, à la fenêtre de la chambre. J'usai de
mon couteau pour percer la moustiquaire. Il ne me restait plus qu'à
sortir, ce que j'hésitai à faire quand je l'entendis, lui, sortir et
traverser la cour arrière. Je reculai en le voyant apparaître derrière
la moustiquaire. Il n'était pas asiatique. C'était son sourire,
effrayant, qui plissait ses yeux en amandes. D'une main, il tenait un
cellulaire. Et de l'autre, le couteau à viande dont je m'étais servi
trois jours plus tôt pour trancher un filet de porc en cubes. Trois
jours plus tôt, j'avais reçu mon frère à dîner. J'avais fait mariner les
cubes pendant quatre heures et les avais fait griller en brochettes sur
le barbecue que ma mère, feu ma mère, dieu ait son âme, m'avait offert
le jour de mes vingt-trois ans. Servi sur un lit de couscous, le porc
était franchement succulent. Laissez-moi vous dire que mon frère s'en
est régalé. Le secret, si ça vous intéresse, c'est le gingembre.
Enfin.
Où en étais-je? Oui. L'intrus. À ce stade-ci, je vous l'accorde, il
n'était plus intrus. Il était dehors, extrus donc, si ça existe. Avec la
lame d'un couteau deux fois plus large que le mien, je tiens à le
préciser, celui-ci passa une jambe, avec la ferme intention de me tuer,
par la moustiquaire que j'avais préalablement percée. Par chance, le
vent souffla. Les rideaux se soulevèrent, comme les tentacules d'une
pieuvre, et s'enroulèrent autour de son tibia. Plus il se débattait,
plus les rideaux le momifiaient.
Je profitai de son
inertie pour aligner la frappe de mon poignard sur sa cuisse. J'ai visé
la cuisse. Je le jure. C'est malgré moi que le poignard s'enfonça dans
sa poitrine. Je n'ai jamais su viser. J'ai cru que c'était le stress qui
altérait mon acuité visuelle. Eh bien non. Je n'étais simplement pas
douée : même après avoir profondément inspiré puis expiré, j'eus beau
visé l'épaule, je touchai la gorge. Et pourtant, je m'accordai plus
d'une chance. Le résultat fut semblable chaque fois : tandis que je
visais la hanche, le couteau se fichait dans l'estomac...
Je
m'exerçais à le poignarder comme on s'exerce au tir à l'arc. Je ne me
rendais pas compte de ma sauvage violence. Il ne disait rien. Ses yeux
ne riaient plus. C'était comme si l'inquiétude l'avait envahi. Et parce
que je n'étais jamais sûre qu'il était mort, je continuais de m'exercer.
Le sang ne giclait pas. Je le jure. Chaque fois que mon couteau lardait
sa chair, il en ressortait presque sec, comme d'une poche de sable.
J'attendais
mon frère vers sept heures. Je ne pense pas m'être acharnée sur ma
victime. Si le sang avait souillé mon plancher, je me serais arrêtée
pour nettoyer. J'ai dû l'assaillir de neuf, peut-être dix coups de
couteau... Et une autre dizaine lorsqu'il est tombé... Je n'étais pas
sûre s'il était mort. Sa main droite tenait encore le cellulaire. J'ai
pensé qu'il se demandait comment annoncer à son complice qu'il allait
mourir. Puis je l'ai poignardé, encore, jusqu'à ce qu'il ne réfléchisse
plus.
- Ce qui, votre honneur, porte le compte à
vingt-cinq coups de couteau. Les vingt-cinq coups que l'accusée a portés
à l'intrus prouvent qu'il ne s'agit pas d'une légitime défense, mais
d'un meurtre. Ce sont les pulsions meurtrières, votre honneur, qui l'ont
poussé à le tuer par autant de coups. La preuve : n'a-t-elle jamais
essayé d'appeler les secours?
- Objection votre honneur!
Ma cliente était réfugiée dans sa chambre. Elle n'avait aucun téléphone à
porter de main. Ce ne fut que lorsque l'intrus laissa tombé son
cellulaire qu'elle eut moyen d'appeler les secours.
- Elle
plaça le cellulaire contre son oreille et découvrit l'identité du
complice au bout du fil! C'était son frère, votre honneur! Rien
d'étonnant : elle l'avait vu, trois jours plus tôt, lors d'un souper où
les deux avaient planifié le meurtre de la victime, Sanchez Graad. Ils
ont fait croire à ce dernier qu'une somme importante, nous parlons de
deux cents mille dollars, se cachaient dans le coffre, dans le boîtier
d'un jeu de dominos.
- Ma cliente n'a jamais su jouer aux
dominos. Qu'aurait-elle fait d'un boîtier de dominos? La dernière fois
qu'elle a ouvert ce coffre, c'était en 1997. Il n'y avait pas de jeu de
dominos. Peut-être que son frère lui en avait offert un entre temps et
qu'elle n'était pas au courant du cadeau. Est-elle coupable d'avoir
laissé son frère lui offrir un jeu de dominos dans lequel il avait placé
deux cents mille dollars?
- Objection votre honneur! Nous
parlons de la victime, Sanchez Graad. C'est l'appât du gain qui le
força à entrer chez l'accusée. Je tiens à préciser qu'il y entra sans
infraction, par la porte de derrière qui n'était pas barrée, et par la
moustiquaire percée par l'accusée elle-même. Et puisque la défense
prétend que madame n'a jamais su jouer aux dominos, votre honneur, je
tiens à rappeler qu'elle a aussi dit ne pas savoir viser. À vous de
juger de ses capacités.
- D'accord, Sanchez Graad n'a pas
commis d'infraction chez ma cliente. Mais ne l'a-t-il pas poignardée à
la nuque le premier? N'a-t-il pas tué son chien?!
- Votre
honneur, observez attentivement la nuque de l'accusée. Cela vous
semble-t-il une nuque qui eut été perforée? Y a-t-il quelconque
cicatrice? Cela me semble, en tout cas, une nuque indemne de tout heurt.
J'en infère qu'elle ait menti, pour sa nuque comme pour son chien. On
dira qu'elle a perdu son chien. Qu'importe. Un bichon maltais. Qu'elle
l'ait perdu ou qu'elle l'ait elle-même tué. J'en ai vu un, encore hier,
errer dans les rues de Marelle. C'était peut-être le sien. Qui sait, ils
se ressemblent tous...