3 septembre 2012

Les coups de couteaux

La veille, je m'étais couchée vers une heure du matin. Je sais, c'est tard. Il passait un documentaire à la télé, sur la chaîne D. Un documentaire sur les guenons qui allaitent. J'avais trouvé ça intéressant. Je n'avais jamais vu de mamelon de guenon auparavant. C'était étonnamment rose. Quand je me suis décidée à aller me coucher, j'ai pensé à plusieurs trucs : me brosser les dents, éteindre la lampe de l'aquarium, enfermer le chien dans sa chambre, allumer le ventilateur. Mais verrouiller la porte de derrière, ça, je n'y ai pas pensé.  Il arrive qu'on pense aux trucs anodins avant de penser à l'essentiel. C'est comme ça. Vient un temps où les responsabilités deviennent trop nombreuses et, pour se faire de la place, le cerveau efface quelque chose. Et il se trouve que ce quelque chose s'avère parfois un réflexe primaire. Voilà ce qui m'est arrivé.

Vers trois heures du matin, mon chien a jappé. Mon réflexe, voyez vous, fut de frapper sur mon réveil-matin. Or, mon réveil est programmé pour sonner à cinq heures vingt-cinq. Chaque fois qu'il sonne, mon chien jappe. Cette nuit, mon chien a jappé vers trois heures. Quelque chose n'allait pas. Il y avait du bruit dans l'appartement. Un homme était entré chez moi par la porte de derrière. J'entendais ses pas. Des pas de grosses bottes. J'entendais les roches collées sous ses semelles rayer mon plancher. Ce même plancher que j'avais justement lavé six heures plus tôt, à vingt et une heure, en prévoyant que mon frère arriverait le lendemain matin, vers sept heures. Quand il rend visite à quelqu'un, celui-là, il faut que tout soit propre. Avant que l'intrus barbouille mon plancher, tout était nickel. Plus j'y pense, je me demande ce qui me troublait le plus, dans mon lit, quand il s'est introduit chez moi : était-ce la présence de l'intrus ou la cochonnerie sous ses bottes?

Il devait croire qu'il n'y avait personne. Il parlait à quelqu'un qui ne lui répondait pas. J'en ai déduit qu'il parlait au cellulaire :
- J'y suis. Oui, c'est la bonne adresse. Arrête de crier. Il y a une télé, un ordinateur, une bibliothèque... Non, dans le coffre, il y a des jeux de sociétés... Battleship, Guess Who, Cranium... J'entends pas. Le chien jappe! Attends. Je vais le tuer.

Il a tué mon chien. Je n'aurais jamais cru qu'au moment de mourir, les chiens éternuaient. Eh bien, ce fut le cas du mien. Je me suis assuré que la porte de ma chambre était verrouillée. J'ai tourné la poignée jusqu'à ce qu'elle bloque. Je ne pense pas que le tueur ait entendu le minuscule déclic. Mon premier réflexe, à ce moment-là, fut d'enfiler silencieusement mon pyjama. Si j'étais pour mourir, je ne voulais pas mourir nue. Depuis que je suis toute petite, je me promets de mourir dignement. Mon deuxième réflexe fut de lever la tête en direction du mur et d'y voir la fenêtre comme une potentielle sortie de secours. Hormis la moustiquaire à déchirer, la fuite semblait facile. L'eusse-t-elle été si le tueur ne s'était pas mis à forcer la porte de ma chambre, bading-badang:
- Il y a quelqu'un?!

Non, ne répondis-je pas... Il m'aurait fallu un objet pointu, une pince à sourcil, pour creuser un trou à travers la moustiquaire. J'avais malencontreusement laissé ma trousse de maquillage à la salle de bain. C'était de l'autre côté du couloir. C'était, autrement dit, inaccessible et sans espoir.

Je n'aurais jamais cru l'épaule d'un homme capable de briser une serrure. Eh bien, ce fut le cas de ma porte de chambre. L'homme s'y introduisit et me poignarda dans la nuque. Il y laissa le poignard planté. Je fis semblant de mourir, me traiterez-vous de lâche. Enfin, l'eussé-je attaqué qu'il m'aurait poignardé encore, et plus violemment. J'ai attendu que mon sang eusse coagulé pour retirer le poignard et me le mettre en poche. Puis je me suis relevée. Je l'entendais encore parler :
- Y a une fille dans l'appartement... Je vais être chez toi à sept heures au lieu de six. Le temps que je la tue, que j'efface les traces... Oui, j'ai ton couteau. Non, il n'est pas dans ton sac. Il est dans son cou. Son cou... Son cou à elle! Oui, je suis sûr qu'elle est morte... Je peux retourner vérifier.

Il est effectivement revenu vérifier. Je n'étais pas morte. Je l'attendais, faible certes, mais armée de son poignard. Il a vite fait de rebrousser chemin derrière la porte, que je bloquai derrière lui avec la table de chevet. Il ouvrit tous les tiroirs de la cuisine. Du tintamarre des ustensiles, je déduis qu'il cherchais un couteau à viande. Au téléphone, sa voix avait changé de ton. Il paniquait :
- Elle a survécu! Non, elle ne peut pas s'échapper! Probablement pas...

Nous avons tous pensé, à ce moment-là, à la fenêtre de la chambre. J'usai de mon couteau pour percer la moustiquaire. Il ne me restait plus qu'à sortir, ce que j'hésitai à faire quand je l'entendis, lui, sortir et traverser la cour arrière. Je reculai en le voyant apparaître derrière la moustiquaire. Il n'était pas asiatique. C'était son sourire, effrayant, qui plissait ses yeux en amandes. D'une main, il tenait un cellulaire. Et de l'autre, le couteau à viande dont je m'étais servi trois jours plus tôt pour trancher un filet de porc en cubes. Trois jours plus tôt, j'avais reçu mon frère à dîner. J'avais fait mariner les cubes pendant quatre heures et les avais fait griller en brochettes sur le barbecue que ma mère, feu ma mère, dieu ait son âme, m'avait offert le jour de mes vingt-trois ans. Servi sur un lit de couscous, le porc était franchement succulent. Laissez-moi vous dire que mon frère s'en est régalé. Le secret, si ça vous intéresse, c'est le gingembre.

Enfin. Où en étais-je? Oui. L'intrus. À ce stade-ci, je vous l'accorde, il n'était plus intrus. Il était dehors, extrus donc, si ça existe. Avec la lame d'un couteau deux fois plus large que le mien, je tiens à le préciser, celui-ci passa une jambe, avec la ferme intention de me tuer, par la moustiquaire que j'avais préalablement percée. Par chance, le vent souffla. Les rideaux se soulevèrent, comme les tentacules d'une pieuvre, et s'enroulèrent autour de son tibia. Plus il se débattait, plus les rideaux le momifiaient.

Je profitai de son inertie pour aligner la frappe de mon poignard sur sa cuisse. J'ai visé la cuisse. Je le jure. C'est malgré moi que le poignard s'enfonça dans sa poitrine. Je n'ai jamais su viser. J'ai cru que c'était le stress qui altérait mon acuité visuelle. Eh bien non. Je n'étais simplement pas douée : même après avoir profondément inspiré puis expiré, j'eus beau visé l'épaule, je touchai la gorge. Et pourtant, je m'accordai plus d'une chance. Le résultat fut semblable chaque fois : tandis que je visais la hanche, le couteau se fichait dans l'estomac...

Je m'exerçais à le poignarder comme on s'exerce au tir à l'arc. Je ne me rendais pas compte de ma sauvage violence. Il ne disait rien. Ses yeux ne riaient plus. C'était comme si l'inquiétude l'avait envahi. Et parce que je n'étais jamais sûre qu'il était mort, je continuais de m'exercer. Le sang ne giclait pas. Je le jure. Chaque fois que mon couteau lardait sa chair, il en ressortait presque sec, comme d'une poche de sable.

J'attendais mon frère vers sept heures. Je ne pense pas m'être acharnée sur ma victime. Si le sang avait souillé mon plancher, je me serais arrêtée pour nettoyer. J'ai dû l'assaillir de neuf, peut-être dix coups de couteau... Et une autre dizaine lorsqu'il est tombé... Je n'étais pas sûre s'il était mort. Sa main droite tenait encore le cellulaire. J'ai pensé qu'il se demandait comment annoncer à son complice qu'il allait mourir. Puis je l'ai poignardé, encore, jusqu'à ce qu'il ne réfléchisse plus.

- Ce qui, votre honneur, porte le compte à vingt-cinq coups de couteau. Les vingt-cinq coups que l'accusée a portés à l'intrus prouvent qu'il ne s'agit pas d'une légitime défense, mais d'un meurtre. Ce sont les pulsions meurtrières, votre honneur, qui l'ont poussé à le tuer par autant de coups. La preuve : n'a-t-elle jamais essayé d'appeler les secours?

- Objection votre honneur! Ma cliente était réfugiée dans sa chambre. Elle n'avait aucun téléphone à porter de main. Ce ne fut que lorsque l'intrus laissa tombé son cellulaire qu'elle eut moyen d'appeler les secours.

- Elle plaça le cellulaire contre son oreille et découvrit l'identité du complice au bout du fil! C'était son frère, votre honneur! Rien d'étonnant : elle l'avait vu, trois jours plus tôt, lors d'un souper où les deux avaient planifié le meurtre de la victime, Sanchez Graad. Ils ont fait croire à ce dernier qu'une somme importante, nous parlons de deux cents mille dollars, se cachaient dans le coffre, dans le boîtier d'un jeu de dominos.

- Ma cliente n'a jamais su jouer aux dominos. Qu'aurait-elle fait d'un boîtier de dominos? La dernière fois qu'elle a ouvert ce coffre, c'était en 1997. Il n'y avait pas de jeu de dominos. Peut-être que son frère lui en avait offert un entre temps et qu'elle n'était pas au courant du cadeau. Est-elle coupable d'avoir laissé son frère lui offrir un jeu de dominos dans lequel il avait placé deux cents mille dollars?

- Objection votre honneur! Nous parlons de la victime, Sanchez Graad. C'est l'appât du gain qui le força à entrer chez l'accusée. Je tiens à préciser qu'il y entra sans infraction, par la porte de derrière qui n'était pas barrée, et par la moustiquaire percée par l'accusée elle-même. Et puisque la défense prétend que madame n'a jamais su jouer aux dominos, votre honneur, je tiens à rappeler qu'elle a aussi dit ne pas savoir viser. À vous de juger de ses capacités.

- D'accord, Sanchez Graad n'a pas commis d'infraction chez ma cliente. Mais ne l'a-t-il pas poignardée à la nuque le premier? N'a-t-il pas tué son chien?!

- Votre honneur, observez attentivement la nuque de l'accusée. Cela vous semble-t-il une nuque qui eut été perforée? Y a-t-il quelconque cicatrice? Cela me semble, en tout cas, une nuque indemne de tout heurt. J'en infère qu'elle ait menti, pour sa nuque comme pour son chien. On dira qu'elle a perdu son chien. Qu'importe. Un bichon maltais. Qu'elle l'ait perdu ou qu'elle l'ait elle-même tué. J'en ai vu un, encore hier, errer dans les rues de Marelle. C'était peut-être le sien. Qui sait, ils se ressemblent tous...

Le renversement du régime taupien

On distingue deux sortes de taupes : celles qui creusent des tunnels et celles qui creusent des trous qui serviront à enterrer les mortes. Car oui, les taupes enterrent leurs cadavres comme nous, dans des trous d'à peine trois mètres de profondeur. Il arrive qu'une taupe, en creusant un tunnel, tombe sur un cadavre. Ce dernier s'effrite entre ses griffes et, stoppant sa creusée, la taupe chuchote à celles qui la suivent :
- Psst! Cadavre! On creuse plus bas...

Les débris de chair sont balayés vers le bas. On piétine le squelette ou on le contourne, puis le travail reprend. Les taupes qui creusent les cercueils savent pourtant qu'il ne faut jamais croiser le chemin des tunnels. C'est la loi. Mais certaines se risquent à défier les lois de la Grande Patte. Si ces histoires de tunnels aboutissant sur des cadavres tombaient aux oreilles de la Grande Patte, le nombres de cercueils doubleraient. Sa majesté n'a pas de pitié pour les rebelles. Ses griffes font plus de quatre centimètres. Un chiffre intimidant pour celles qui n'ont pas plus qu'un centimètre au bout des doigts.

Un jour, une taupe en avait enfoui une autre dans la trajectoire d'un tunnel. Elle fut tuée à coups de griffes par la Grande Patte. Dix-neuf coups de griffes. C'est qu'elle était lente à mourir. Je comprends les meurtriers qui s'acharnent sur leur victime. Dix-neuf coups de couteau, c'est très peu quand on a affaire à quelqu'un de coriace. Ce ne sont pas tous les humains qui meurent d'un coup. Certains restent en vie, même morts, et continuent de respirer, même de crier. Pour s'assurer qu'ils soient morts, il faut planter le couteau plusieurs fois et, contrairement à ce qu'on pense, le sang n'éclabousse pas. La lame transperce la chair et, comme dans du sable, ressort presque sèche. On n'a jamais l'impression d'avoir véritablement tué que lorsque les ongles de la victime se détachent de notre nuque. Et ça peut durer dix-neuf, voire quarante coups de couteau.

Le lendemain du meurtre, Grande Patte créa une nouvelle classe de taupes : les taupes-taupes. À la tête de cette classe, elle nomma Petite Patte. Même si l'ensemble des taupes s'étaient juré de ne jamais se dénoncer entre elles, le métier de Petite Patte consistait à dénoncer tous les comportements qui enfreignaient les lois : « Cachevy enterre un cadavre à moins de trois mètres! », rapportait-elle, « Bourtère dévie son tunnel parce qu'il a touché un cadavre! Perceroc suit et fait semblant de ne rien voir! »

Les trois furent tué par Grande Patte. Au final, la moitié des taupes passèrent sous la griffe de Sa Majesté. Car les plus lentes se faisaient tuer elles aussi, les taupes durent redoubler d'effort pour creuser au même rythme qu'avant. Il fallut qu'une taupe nommée Mauve se lève, un jour, et décide de creuser un cercueil, à la croisée des chemins 10 et 45, dont la sortie donnait sur le jardin d'un jardinier fou.
- Tourbise a creusé un cercueil qui obstruera la voie 45! cria-t-elle.
- Tourbise? Son nom ne me dit rien. Les chemins se sont-ils effondrés?
- Non mais elle court toujours! Elle s'est échappée! Il faut la ramener pour la punir!

Évidemment que rien ne s'était effondré. Mauve avait bien creusé. Elle avait tout prévu. Petite Patte sortit de terre et courut à la recherche de Tourbise. Sa course fut interrompue par le marteau du jardinier fou. Ce dernier lui brisa le crâne. Des morceaux de museau chutèrent dans le cercueil jusqu'aux tunnels. On les piétina en scandant la révolte.
- Tourbise court toujours! s'écria Mauve. Sa Majesté doit prendre les choses en main!

Grande Patte accourut. Elle sortit et se fit prendre au jeu. Elle eut beau se débattre, ses griffes ne firent pas le poids contre le marteau de notre jardinier. Il lui cassa d'abord les côtes, après quoi il lui saisit la queue pour l'agrafée à la branche d'un arbre. Avec une fourche, il lui déchira le ventre pour y voir couler le sang comme les bonbons d'une pinata. Ça tombait bien. C'était la fête de son fils.
- Frappe un coup de plus! demanda-t-il a son fils.
- C'est quoi? Un rat?
- Je ne sais pas. On s'en fout. Frappe. On verra.

L'enfant frappa et dit :
- Ah. Ce n'est pas un animal. C'est une boule de sang. Ça coule beaucoup...
- Continue de frapper. Ça arrêtera de couler.

Tout est fini

Le temps se tord comme un chiffon sale. Les filets de poussière coulent sur les parois de l'évier. L'eau a vite fait d'écourter les minutes qui moussaient entre mes doigts. J'ignorais encore que le temps ne se calculait pas aux mouvements du soleil mais aux bulles qui se perdent dans le drain de mon lavabo. J'ai dû perdre mille heures à pleurer ton départ. Je n'en sors pas plus vieux. Preuve que le temps est perméable à tout, à la mort des mères comme à leur fête, aux larmes, au sang et à tout ce qui coule. Le calendrier continue d'afficher le chaton du mois de septembre. Il n'y a que nous qui continuons d'avancer malgré les heurts.
- Arrête de parler!
- Je ne parle plus. Promis. Toi, parle-moi.
- Non! Quand je te parle, j'ai l'impression que c'est encore toi qui parles.

J'essuie mon temps sur le comptoir. Je ne jetterai pas la ciboulette. Ni le fromage en rondelles. Je conserve au frigo tout ce qui a la forme d'une trotteuse ou d'une horloge. Il faut savoir attendre. Vingt ans de mariage, c'est long à essuyer. Le temps ne passe jamais quand on l'attend. Il attend qu'on soit passé devant lui pour nous vieillir dans le dos. Il y a dix ans, elle me laissait encore parler dans la cuisine. Elle m'embrassait quand je lui disais que ses cheveux lui allaient bien.
- Tu ne trouves pas qu'ils sont trop courts? qu'elle me demandait.
- Mais non. Ça te va bien.

Mes réponses la satisfaisait encore. La semaine passée, elle s'est fait teindre les cheveux. Elle revenait du coiffeur. Je lui ai pourtant dit la même chose qu'il y a dix ans. Dans ma tête, rien n'avait changé. Mais dans la sienne :
- Mes cheveux sont horribles.
- Mais non. Ça te va bien.
- En quoi ça me va bien? Mes jambes, peut-être? Dis-le tout de suite si tu trouves que mes jambes sont aussi horribles que mes cheveux.
- Non... Tes cheveux vont bien avec tes... chaussures.
- Elles sont bleues.
- Brun et bleu. Ça va très bien ensemble.
- Pas du tout. Tu ne connais rien aux couleurs.

Le temps n'a pas pas besoin d'une horloge ni du soleil pour exister. Il n'a rien à foutre des astres qui obstruent la fluidité de son sang. Il les traverse comme une seringue dans de la peau. Il se faufile à travers nos moindres sentiments, rallonge ici nos humiliations, écourtent là-bas nos plaisirs. On ne rit jamais longtemps. Les rires interminables ne le sont pas. Ils finissent toujours quand on y pense. Dès qu'on y pense, tout est fini.
- Ne pars pas comme ça! que je lui disais. Tes cheveux te vont bien! Tu es belle!
- Arrête de parler... C'est pire quand tu parles...
- Dis-moi que tu restes et je ne répondrai rien.
- Tu réponds même quand ça ne répond pas.
- Pas toujours... Je laisse souvent sonner.
- Laisse-moi.
- Non... Je ne peux pas. Si je te laisse, tu vas partir.
- Je pars. Occupe-toi de quelque chose...
- Je me suis toujours occupé de la vaisselle.
- Occupe-toi d'autre chose.
- Quand tes cheveux auront repoussé, ta couleur reviendra. Le coiffeur sera mort et tu te feras teindre en noir chez un autre. Tu me reviendras changée et je recommencerai de m'occuper de toi comme si je venais de t'acheter au magasin.
- Tu as déjà plein d'objets à t'occuper... J'ai trouvé quelqu'un qui trouvait que mes cheveux étaient...
- Ne me le dis pas! S'il te plaît, garde-moi la surprise. Je vais t'attendre. Tu me le diras le temps venu. Le temps, tu sais comme ça vient vite.

Petit-Marteau

Les berges s'effritent dans la mer vitreuse et cassent à la moindre vague comme des pots en terre cuite. On trouve des bouts de continents partout sur les plages. Personne ne sait à qui du Japon ou du Canada les retourner. On en fait des couteaux en silice pour éplucher la peau des oignons. Il en pousse tellement, dans les champs à l'est, qu'on pleure rien qu'à s'y promener. Les jades, c'est comme ça qu'on les appelle, les cueillent avec du tissus sur les yeux. Au déjeuner, leur mari les font roussir sur le feu avec de la graisse d'oie et le melon que les enfants ont trouvé.

Il y a du vin pour tout le monde. C'est Madame Jade qui s'occupe de cueillir le raisin dans les vignes. Elle en fait un jus qu'elle embouteille dans des cruches. On ne fait pas attention à l'odeur de ses orteils ni au degré d'alcool. Il y a des années que la cuvée est faible. Ces années-là, on cueille plus d'oignons. Les années que la cuvée est forte, on chante. On regarde Petit-Marteau tourner sur lui-même et chanter sa chanson :
Fé pa si fé pa sa!
Fé si pa ou nan fépa!

Il n'a que cinq ans mais boit plus que son père. Il faut attendre qu'il se brûle sur le feu pour aller le coucher. Quand il hurle parce que ses brûlures l'empêchent de dormir, sa mère le rejoint dans son lit et verse de l'eau tiède sur les cloques de son dos. Elle dit que l'eau tiède lui fait du bien mais tout le monde pense qu'elle le force à boire du vin jusqu'à ce qu'il s'endorme. Elle le soûle et, le lendemain, le mari le sort du coma à petits coups de marteau sur les tempes.

Petit-Marteau se lève juste à temps. La soirée commence. On le fait boire. C'est sa fête. Il a six ans. Les jades ont cueilli assez d'oignons pour la nuit. Madame Jade présage une cuvée forte. Elle chante déjà autour du feu. Petit-Marteau finit les verres de tout le monde. Demain, il aura grandi. On rit. On transforme son nom. Demain matin, son réveil se fera à grands coups de marteaux.

ENVIE

Il n'est pas heureux. Pas normal. Pas agréable à vivre. Lui trouve sa vie agréable. C'est nous qui la trouvons désagréable. Il gueule aux loups comme s'il ne s'entendait pas. Il arrache les fleurs du jardin, jette les pots à la piscine, bouffe la terre, mâche les pissenlits, les vomit et crie aux toilettes que sa gueule n'a plus de sens.

Je le console, lui assure que sa lèvre d'en haut n'a pas quitté pour celle du bas. Sa gueule a un sens. C'est ce qu'il dit qui n'en a plus. Il me déteste. C'est moi qu'il voit dans le trou des chiottes. C'est moi qu'il envoie aux égouts. Je suis son urine en même temps que je l'essuie. C'est moi qui le nettoie quand il s'est pissé dessus. C'est moi, ses chaussettes, quand il les nettoie dans le lavabo. Moi qu'il mange quand il mange une moule. Je suis sa vulve, son trou, son égout à qui il dit qu'il a envie.

***

Je ne suis pas heureuse. Il me console, m'assure que je suis heureuse. J'aimerais me voir heureuse comme il me voit. Riche et avec des boucles d'oreilles. Je n'en porte jamais. J'ai trop peur que les diamants fassent résonner ses injures et empêchent mes lobes de mimer la surdité. Sourde. Il me traite de sourde. Oui, sourde. Je suis sourde. Des boucles que je n'ai jamais eues, mes oreilles s'en sont fait des bouchons. Ma gueule n'a plus de sens. Il m'a eue.

Je crie. Je ne m'entends pas. J'ai envie de crier. Envie de mâcher la mauvaise herbe. Envie de tester la sensibilité de mes lèvres sur les pots à fleurs. Envie, envie de dégueuler. Envie d'uriner et de le regarder nettoyer mes pantalons. ENVIE. J'AI ENVIE.

J'AI ENVIE!
J'AI ENVIE!

Dieu

Écrire, c'est pardonner le mot qui précède et s'assurer que le suivant puisse le corriger. Plus j'écris, plus je gaffe. Chaque mot est une erreur. Le cerveau travaille par erreur, contrairement à la nature qui, elle, fonctionne au hasard. Il n'y a pas un humain, pas même depuis la préhistoire, qui soit identique à un autre. Ça en fait sept, trente, cent milliards qui sont passés sur terre, et toujours différents. Il en va de même pour les arbres. La courbe de leur tronc, d'une précise délicatesse, n'est jamais la même. Elle tend parfois vers la gauche, parfois vers la droite, parfois même vers d'autres dimensions, toujours surmontée d'un hasard incompréhensible. Que je vous demande, à vous, de tracer cinq cents courbes aléatoires sur une page, il ne m'en faudra pas plus de cinquante pour en trouver des pareilles!

Celui-là a le nez énorme. Ses narines, comme les pistons d'une trompette, lui enserre la voix et la rend nasillarde. Il en fallait bien un comme ça. J'ignore qui l'a dessiné mais ça sent le manque d'inspiration. Quand on le regarde, on sent que quelqu'un, quelque part, en a eu marre de dessiner des humains. Sur ce coup-là, dieu a fait du Picasso : « allez, les yeux décentrés, hop, le nez des deux côtés. » Un peu d'indulgence, tout de même. D'inventer chaque seconde un nouveau-né qui ne ressemble ni tout à fait à ses ancêtres, ni tout à fait à quiconque fut sur terre ces derniers trois milliards d'années, ça ne se fait pas en esquisse.

Je tombe d'admiration devant celui qui y parvient. Je ne m'explique pas comment il fait, le dieu, pour créer aléatoirement et constamment des filles qui sont belles mais qui ne ressemblent à aucune autre fille qui fut belle. Je me dis : soit il lui reste encore quelques beautés dans sa banque de visages féminins, soit il a décentré nos yeux sans qu'on s'en aperçoive, soit il a de l'imagination à n'en plus finir.

Les hommes-dictionnaires

Charles écrivait sur son meuble à tiroirs et à tablettes, un bureau, derrière lequel il y avait une ouverture dans le mur, une paroi pour laisser pénétrer l'air et la lumière. C'était une fenêtre. Tout à coup, assis sur son siège à pieds sans bras ni dossier, il s'écrira :
- Ah! C'est un tabouret!

Il saisit une petite baguette en bois servant de gaine à une longue mine puis écrivit un mot suggérant ou prétendant suggérer par imitation phonétique la chose dénommée : ding-dong! On sonnait à la porte. C'était Mimi. Elle portait dans ses bras un petit mammifère familier à poil doux, aux yeux oblongs et brillants, à oreilles triangulaires et griffes rétractiles. Mimi entra et posa son chat sur une tranche de pain sur laquelle on dresse certains mets.
- Es-tu sûre de vouloir le poser sur ce canapé? demanda Charles. L'autre est plus confortable.

Il prit le chat et le posa plutôt sur un long siège à dossier où plusieurs peuvent s'asseoir et qui peut servir de lit de repos. Mimi sourit. On eut cru à ce moment-là qu'elle fût disposée à vouloir le bien de l'autre entité humanisée devant elle. Mais non, elle n'était pas tout à fait amoureuse. Tout ça n'était qu'un test. Elle pointa son chat et demanda à Charles :
- Comment s'appelle-t-il.
- Tu parles du mammifère?
- Oui, son vrai nom.
- Chat-doux…
- Non, il s'appelle Mujamid Kaline !

Soudainement touchée d’une névrose caractérisée par une exagération des modalités d’expression psychique et affective qui peur se traduire par des symptômes d’apparence organique (convulsions, paralysies, douleurs, catalepsie) et par des manifestations psychiques pathologiques (hallucinations, délire, mythomanie, angoisse), elle s'en retourna chez elle avec le chat dans le véhicule automobile de transport en commun de seize heures vingt-six.

Le meurtre

La culpabilité est un antihéros qu’on pressent, parfois, lors d’accidents de voitures, quand sa cape d’invisibilité devient couleur asphalte. Je ne conduis pas de voiture. Je n’ai rien à me reprocher. Si j’avais tué quelqu’un, ma vie n’aurait pas poursuivi son cours. J’aurais vu quelque chose. Le ciel serait descendu me punir et m’envelopper de sa brume en foulards. La lune aurait allongé ses cratères en trompettes, un volcan aurait jailli de je ne sais où, d’une pyramide ou de mes intestins, n’importe quoi enfin, les portes se seraient changées en bouches, les fenêtres en yeux, les chats en peluches, quelque chose.

Je n’ai tué personne. Enfin, la personne que j’ai tuée n’était peut-être pas assez quelqu’un pour que la planète prenne considération de mon meurtre. Ça se peut. Au nombre d’antilopes qui meurent dévorées par les lions, de mantes religieuses, d’insectes carnassiers dévorés par d’autres, mon petit meurtre s’abstient de tout éclat, inintéressant vis-à-vis du monde. Il représente tout au plus une goutte de sang de plus dans un océan afflué de sang.

Je ne m’en fais pas. La police est occupée à autre chose. Elle s’occupe probablement de meurtres plus sordides que le mien. Un homme a sûrement tronçonné sa femme cette nuit, quelque part dans le monde, ou violé une fille de mon âge avant de l’incinérer dans son foyer. Il a dû faire bien pire que de happer quelqu’un avec une pelle. J’ai des chances de m’en sortir. Si ça se trouve, l’homme que j’ai tué, ils ont oublié de l’inscrire dans le registre des hommes qui ont existé. Ouais. J’ai des chances. Je n’ai qu’à me pratiquer à grogner. Comme ça, si on m’arrête, je n’aurai qu’à dire que je ne fus qu’un animal RWAR.

Le départ de l'oiseau rouge

Deux oiseaux, perchés sur une branche, s'apprêtent à se séparer. La branche est noueuse, disons-le, il doit bien y avoir une trentaine de noeuds. Je ne les compterai pas exactement car ce qui importe, de toute façon, ce sont les oiseaux. L'un est rouge, l'autre bleu. Ou l'inverse. Peu importe, ce n'est pas tant la couleur des oiseaux qui compte, mais le fait qu'il y en ait deux et qu'ils soient, retournons à la phrase initiale, perchés sur une branche.

C'est l'heure du départ. L'oiseau, supposons le rouge, quitte le bleu. Le bleu devra rester sur la branche, c'est très triste, et espérer peut-être en vain que l'autre revienne un jour. Chaque fois que son regard se posera sur le nid où autrefois les deux avaient copulé, une profonde tristesse s'emparera de lui.
- Je te quitte, oiseau bleu! dit le rouge.
- Comment? dit le bleu.
- Comme n'importe quel oiseau. En battant des ailes.
- Je te demande pardon? C'est moi qui suis rouge! C'est toi le bleu!
- Ah non, je t'assure, l'histoire m'a désigné en tant qu'oiseau rouge. Relis notre conversation et tu verras.
- Le narrateur s'est gouré. C'est moi le rouge qui te quitte!

Tout compte fait, c'est l'histoire de deux oiseaux rouges qui se quittent. L'un quitte l'autre, et l'autre quitte l'autre.
- Je te quitte, oiseau rouge! dit le premier rouge.
- Comment? demande le deuxième.
- En battant des ailes...
- Non non non. C'est moi le premier rouge!
- Arrête! Ça ne m'amuse plus de jouer. Je me fous d'être le premier ou le deuxième, le rouge ou le bleu. Je me fous de ton nid, de ta couleur, de tes plumes, de ta position, de ta branche. Je te quitte et tant mieux si tu me quittes toi aussi.

Et ce fut ainsi que se fut fait.