22 avril 2012

Sur la tristesse

Je l’avoue, je suis dépendante. J’avoue ma dépendance. Dès qu’un orage éclate, je cours dans les rues, je noircis l’asphalte par ma détrempe et ouvre ma gueule sur le ciel. J’engouffre le vent. Je bois la tempête. Je bois jusqu’à ce que ma détresse s’époumone, sur un banc, et multiplie mes larmes par la pluie.

Je pleure parce que mes cheveux frisent et que je ne les vois pas friser. Je pleure parce que les hommes vivent sous de ridicules parapluies. Je pleure à m’en déboîter la mâchoire. À grincer des dents, je me disloque comme si mon menton ne m’appartenait plus. Mes ongles scarifient mes joues. J’aurais dû les ronger. Ils pèlent de minces bandes blanches sur ma peau rose.

J’ai une dépendance à la tristesse. Le bonheur m’ennuie. Je ne pourrais pas être astronaute. Mon envie est trop grande, quand j’y pense, de me jeter dans le premier trou noir que les fusées croisent.

Je plains les parapluies et surtout les hommes qui s’en servent. L’aversion que je porte envers les cheveux secs n’a d’égal que la pesanteur du soleil. Avec moi, il faut que ça pleuve. Il faut que ça se noie. Il me faut boire tout ce qui permet de geindre des sons qui ne s’écrivent pas.

Quand la pluie ne mitraille pas les fenêtres de mon appartement, je brise mon silence en criant par la hotte du four. J’espère que ma tristesse voyagera par les conduits d’aération jusqu’à mon voisin d’en haut. J’espère un peu qu’il descendra, sans parapluie ni ambulance, répondre à mes appels et que nous pleurerons ensemble, bordés par les foulards blancs que la brume dissipe dehors.

L'heure des sardines

AUJOURD’HUI

C’est hier que j’ai écrit « aujourd’hui ». C’est toujours la veille que j’écris la date d’aujourd’hui, mais c’est toujours aujourd’hui que j’écris qu’il est tard.

Il est tard. Le magasin est fermé. C’est trop tard pour acheter des sardines. Le magasin ferme à dix heures et l’horloge indique dix heures trente. Elle indique dix heures six, mais le six écrit en gros signifie la moitié du douze. Dans une journée, il y a douze heures. Il y en a vingt-quatre, mais en multipliant par deux, on arrive au compte : quand c’est dix heures, c’est vingt heures, et quand c’est quatre, c’est huit.

J’aime manger des sardines avec un verre de vin rouge, tôt le matin. Mon vin ne s’accorde pas toujours avec le poisson. Parfois, quand je n’ai plus de vin rouge, je sors un vin blanc. Je ne sais pas pourquoi, mais du vin blanc, ça je n’en manque jamais. J’en ai toujours en réserve. Cela dit, je préfère manger mes sardines avec un vin rouge qui s’accorde mal qu’avec un vin blanc qui s’accorde mieux.
- Je veux du rouge!

Il est onze heures et je n’ai pas de sardines, pas de vin rouge. Il y a certains magasins d’ouverts, mais ils ne vendent jamais de sardines, et jamais de vin rouge après onze heures. Ça m’ennuie. J’attends qu’une heure sonne. À une heure, il sera une heure pour tout le monde. J’irai dormir, jusqu’à ce que sonnent neuf heures, alors j’aurai dormi huit heures. Je me brosserai les dents pendant deux minutes, et prendrai une douche de dix minutes, m’habillerai, en cinq minutes, me coifferai en deux minutes et ferai la vaisselle en quinze, puis je nettoierai la table de la cuisine, une minute. Il sera neuf heures trente-cinq. Il me restera vingt-cinq minutes pour acheter mes sardines et mon vin avant que le magasin ne ferme ses portes, à dix heures.

Le temps, c’est compliqué. Les horloges ne nous laissent jamais le temps de manger nos sardines et boire notre vin rouge. À peine avons-nous écrit « demain » qu’elles indiquent une nouvelle heure et précipitent la fermeture des magasins. Demain, si tout va comme prévu, j’aurai vingt-cinq minutes pour faire ce que j’ai à faire.

DEMAIN

C’est hier que j’ai écrit demain, mais c’est aujourd’hui que c’est demain. Je suis allé au magasin, comme prévu. Et parce qu’il n’y avait plus de vin rouge, j’ai acheté une bouteille de vin blanc. J’ai dit au caissier que j’aurais préféré du vin rouge avec ma boîte de sardines. Il a dit que le vin blanc s’accordait mieux avec le thon. J’ai dit peut-être, mais je ne veux pas de thon. Je veux du vin rouge avec des sardines. Vous ne voulez pas de thon? qu’il me dit. Non, je ne veux pas de thon. Alors n’en achetez pas. Je n’achète pas de thon, j’achète une boîte de sardines. Pourtant c’est du thon que vous avez là. Ah vraiment? Oui, c’est écrit thon, est-ce que vous savez lire? Un peu, il est où votre vin rouge? Il me reste une dernière bouteille de rouge. Elle est où? Dans vos mains. Ah, c’est du rouge? Oui, c’est écrit rouge. Et pour mes sardines, je fais comment? J’ai du saumon en boîte. Je ne veux pas de saumon, je veux des sardines. C’est trop tard pour les sardines, il est dix heures et tous les magasins sont fermés. Prenez le saumon en boîte. Il s’accorde à merveille avec le vin rouge que vous avez choisi.

Demain, je me présenterai au magasin avec une heure de retard. Je retournerai au magasin avec un livre sous le bras. Je ferai semblant que je sais lire. Je demanderai mes sardines, et peu importe ce que le caissier m’offrira, je dirai que ce ne sont pas de vraies sardines. Qu’il m’offre de vraies sardines ou non, je dirai que c’en ne sont pas. Je n’aurai peut-être jamais mes sardines, peut-être les ai-je jamais eues, peut-être qu’ils m’ont floué durant toutes ces années, me laissant croire du saumon pour des sardines, mais au moins, demain, je ferai croire au monde que je connais l’heure et les sardines

De bas en haut

Elle porte aux pieds (on ne parlera pas de ses pieds, collés à sa semelle, de leur parfum de cuir qu’on ne peut humer que si elle nous somme d’être intimes avec elle, quand elle se déchausse, les soirs où la rue lui a fait des ampoules, et qu’elle épluche ses orteils avec son pouce qui lui aussi respire la semelle, le cuir et l’intimité profonde) des talons hauts ornés de minuscules ceintures noires qui font le tour de ses chevilles blanches. Quand on la regarde, il faut la prendre de bas en haut. Comme une cathédrale. Plus on monte, plus c’est beau. Au plus bas, c’est le parterre. Puis ce sont les jambes, édifiées comme des murs nimbés de dorures, de vraies béquilles arquées à la forme de ses hanches (mais on ne parlera pas de ses hanches, quand elle danse, les bras en l’air, et dissipe le gras de son ventre en allongeant son corps).

Partout où elle passe, les hommes s’essaient, dans les cafés ou les bars, de créer des bourrasques qui lui jetteraient les plis de sa jupe par-dessus bord afin de la voir sinuer (ou insinuer) une fesse dans le tissu blanc de sa culotte. Plus haut que la jupe, il y a ses seins (mais nous ne parlerons de ses seins, bordés de bretelles, ni de ses lèvres (lèvres qui, par je ne sais quel cosmétique, demeurent toujours rouges, même à minuit, malgré la sauce, les frites, la saucisse et le pain)).

Elle mange ce qu’elle veut et reste mince. C’est vrai. Mais encore faut-il qu’elle veuille vous manger. Ce serait triste, vous ne trouvez pas, d’avoir écrit (d’avoir lu) pareille description sans qu’à la fin n'ait lieu la baise convoitée? Eh bien oui. C'est vrai. C’est triste, en effet.

Les yeux dans les yeux

L’amour de deux personnes s’entend parfois, au soupir de l’une quand l’autre rigole. Mais il se voit surtout, quand le soupir passe au sourire. Alors les amoureux se regardent, complices l’un et l’autre, et s’excusent presque d’avoir ri et souri.  L’amour est dans le regard. Les bras et les jambes n’ont rien à faire de plus que ce que les pupilles ont déjà fait.

Dans les soirées, quand il y a du vin, les amoureux trinquent sans se regarder. Leurs pensées suffisent à se voir l’un et l’autre en train de trinquer les yeux dans les yeux.

L’amour, c’est deux regards qui ne se regardent pas. Mais c’est deux pensées qui ne cessent de penser à se regarder.

- En tout cas mon Gilles, je te le dis, l’amour c’est comme un nœud papillon. Ça te rend chic, ça t’habille, ça te serre autour du cou, mais ça te fait jamais voler comme une moto!
- Une moto?

Dans les soirées, quand il y a du vin, Normand parle de moto. Il parle de moteur. Moi, je parle d’amour. J’en parle sans en parler. Avec mes yeux. J’y pense. Et je pense que la femme de Normand préfère m’entendre penser plutôt que d’écouter son mari.

- On devrait faire ça plus souvent, des soirées de couples chez vous mon Gilles! Toi, moi, ma Nancy, ta Monique. On s’entend bien ensemble!

Nancy doit avoir trente ans. Elle ne les fait pas. Elle a l’air de trente-deux. Si je m’amusais à reproduire sur papier le tatou de son bras, je n’aurais pas assez de trente ans pour dessiner le serpent de son avant-bras. Ma vieille Monique a cinquante ans. Elle dit qu’elle aimerait ça, elle aussi, se faire tatouer un serpent sur le bras.
- T’as pas besoin de te faire tatouer de serpent Monique! Tes rides font la job!

Je pouffe de rire. Monique soupire. Je me tais. Je racle mon silence et elle me sourit.

Le jour d'après demain

1

- Demain je serai encore à Paris. Je reviens après-demain. Dimanche. Le huit avril, à dix-sept heures. On se voit dans deux jours!

J’ai du mal à calculer le temps. Deux jours, c’est deux nuits. C’est le jour, puis c’est la nuit. Puis c’est encore le jour, puis encore la nuit. Il n’y a ni jour ni nuit. C’est toujours l’un et l’autre, les deux à la fois. Il y a dans le ciel plus d’étoiles qu’il n’en faut pour fabriquer des centaines de jours, des milliers de nuits, sur d’autres planètes, dans d’autres galaxies. Les jours ne sont pas des jours. Ils sont des nuits, des nuits avalées par un voile bleu de soleil.

- Oui.

Là, c’est la nuit. Je lui ai dit que je la verrais dans deux jours. Dans deux jours, ce sera le jour. Ce l’est déjà, mais ce ne l’est pas encore. C’est la nuit, mais ça ne le sera plus. Le soleil se lèvera deux fois. Au calendrier, ça ne changera rien. Nous ne changerons pas de mois. C’est avril et ça le restera.

- On ira au restaurant si tu veux.

Je préfère le cinéma. On s’y rend facilement en autobus. Il en passe un aux cinq minutes. Et l’horaire du cinéma est d’autant plus facile à comprendre : dès qu’il commence à faire noir, il y a des films. Les restaurants sont plus compliqués. Ceux qui offrent des petits-déjeuners ouvrent leurs portes vers sept heures. Les autres n’ouvrent qu’entre onze et quatorze, puis entre dix-neuf et vingt et un. Il faut savoir où, et surtout quand avoir faim. La nuit, c’est fermé. C’est trop tard pour avoir faim. Il fallait y penser avant. Tant pis pour ceux qui ont dormi de quatorze à vingt-deux.

- Oui.
- Le Sancha Pasta. C’est un restaurant italien. Ça t’irait?

Avant, pendant et après les représentations, le cinéma offre des repas. Des nachos, du pop-corn, des smoothies, des jujubes, etc. Dans les restaurants italiens, on mange des pâtes. Les spaghettis ont la forme de cheveux mouillés. La pâte des lasagnes a la forme de gaufres. Le goût est le même. C’est la façon de les manger qui change. Les spaghettis, on les enroule autour d’une fourchette. La lasagne, on la coupe en bouchées avec un couteau. Mais les deux sont nappés d’une sauce qui tache le menton.

- Oui.
- Bien! C’est sur la neuvième. On se voit après-demain!

Après-demain, c’est la journée qu’elle a choisie. C’est juste après cette nuit, et après le jour de demain, et l’autre nuit qui suit. C’est ce jour-là que je devrai me rendre au restaurant, sur la neuvième avenue, juste après la huitième, entre dix-sept et vingt et une heure. Ça aurait été moins compliqué si elle l’avait indiqué sur mon calendrier. Ou sur un post-it. Ou si elle avait mentionné la date à mon chien. Lui au moins, il m’aurait aidé à compter les jours et les nuits. À deux, on se trompe parfois, mais jamais sur les dates.
- Bye.

Bye. C’est une façon de dire au revoir. Il y a un geste de la main qui vient avec. C’est le geste qu’on utilise, quand on veut partir sans faire de vague, sans provoquer l’attente d’un bisou ou d’une accolade. Mais au téléphone, il n’y a pas de geste. Il n’y a que le bye, froid, sans lèvres ni sourire.

2

- T’es où?

D’abord, le téléphone a sonné. Je me suis habillé, au cas où. Ensuite j’ai répondu. Elle m’a demandé j’étais où. J’étais au téléphone.

- Je t’attends au restaurant depuis une heure.

Il était dix-huit heures quand elle a appelé. On ne s’était pas donné rendez-vous plus tard? On n’avait pas dit que le Sancha Pasta ouvrait ses portes à dix-neuf? Ou alors j’étais le seul à l’avoir dit, ou à croire que nous l’avions dit; ou alors je l’avais pensé, mais comme c’était son restaurant à elle, je n’avais pas osé parler de l’ouverture des portes. C’est ça. Je pense que parfois, à force de trop penser, j’oublie de parler.

-  Ah oui?
- Oui.
- T’as fini de manger alors? On pourrait aller au cinéma!

S'arracher la tête

Je suis prisonnier. Les barreaux, je m’en fous, qu’on m’en mette tant qu’on en veut, devant mes yeux. Les barreaux, il n’y en aura jamais trop. Ce qu’il y a de trop, c’est ma tête. C’est mon crâne. Mes arcades sourcilières qui confinent l’immensité de ma vue à un regard de surface. Je suis prisonnier de cette tête. J’aimerais la transcender, l’ouvrir, la décortiquer par le dedans, la disséquer; d’un geste irréversible, m’arracher la tête et observer, le temps que je meurs, une seconde ou deux, les galeries qu’ont creusées mes neurones au fil du temps. Voir là-dedans les raisons de ma mort et comprendre, surtout, savoir, que mon cerveau avait existé.

Ma mort n’étouffera pas l’odeur abjecte à laquelle le monde se plie. Le monde peuplera.  Les écrivains écriront. Les arbres pueront leurs chiures d’oiseaux sur un monde qui écrit que le monde peuplera, que les écrivains écriront. Ma mort ne sera qu’une touffe de poil dans la gorge d’un chat. Sitôt recrachée, si vite oubliée.

J’hésite encore à m’arracher la tête. On ne décapsule pas une tête de ses épaules comme le bouchon d’une bouteille. Il y a des outils dont il faut savoir se servir. La plupart ne fonctionnent qu’à petite échelle : un titre-bouchon me perforerait la gorge bien avant qu’il m’ôterait la tête. D’autres, comme les scies électriques, ne fonctionnent qu’à condition d’en saisir le mécanisme d’enclenchement. Ce n’est pas simple de se suicider. Ça demande une maturité, dans le désir de se voir par le dedans, mais aussi dans la compréhension des objets dangereux que le monde a mis à notre disposition. 

Monsieur M

Monsieur M., Maximilien de son prénom, était Mexicain, Marocain, ou Mongolien. Enfin, de mémoire, il me semble que le nom de son pays d’origine commençait par la lettre M. M comme misogyne, comme machiste, comme myope, comme moniteur et manipulateur. C’est là tous les adjectifs que son entourage avait mentionnés à la police lors de son arrestation le 31 mars mille-meuf-mens quatre-mains mif-meuf.

Maximilien avait la démarche d’un M. Épaules pointues, bras à terre, accroupi comme une grenouille lorsqu’il chassait ses victimes, on disait que son cou se repliait à la forme d’un triangle qui frôlait le sol. On devinait à son regard livide comme ceux des lézards qu’il nourrissait une haine contre la lettre L.

Quand il a rencontré Lucie, il devait être âgé de vingt-meuh-mens. Elle lui parlait de l’apocalypse, de l’extermination prochaine de la race humaine, bref, des trucs anodins dont toutes les Lucie parlent. Seulement, il y a cru et, convaincu qu’il lui restait au maximum deux ans à vivre, il a fait flamber tous les objets auxquels il tenait, incluant sa maison, son miroir, son malaxeur ainsi que tous les autres mots du dictionnaire qui commencent par la lettre M. C’était sérieux. Il a même fait flamber son mancenillier, pour ceux qui savent ce que c’est.

Persuadé que la fin du monde était proche, il s’est mis à vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain. Il se baladait au parc, à la forme qu’on lui connaît, perplexe du sort de l’humanité. L’après-midi, il croisait Lucie qui, couchée sur une serviette, profitait du soleil. Il a longtemps attendu avant d’éjaculer dans les lunettes fumées de Lucie. Il allait mourir de toute façon, c’est vrai, mais le fait de mourir sous le poids d’un regard accusateur lui déplaisait. Puis il a pensé :
- Elle mourra elle aussi, et les tribunaux brûleront eux aussi. Personne ne se souviendra ni de mes fautes ni de mon existence.

Résolu à mourir de façon indigne, il a éjaculé dans les lunettes de Lucie. Elle a porté plainte contre Maximilien le 20 mars 1999 et, le 31 mars suivant, les policiers lui ont passé les menottes. Il a plaidé à la couronne que ses actes avaient été influencés par l’éventualité d’une apocalypse. Ça lui a valu d’être interné à l’asile de Saint-Maximilien de Magnon. C’est drôle comment la vie, parfois, réussit mieux à certains qu’à d’autres.

Odeur de haie

L’odeur de la haie n’est pas comparable à celle de la maison, l’été, quand les armoires transpirent leur vaisselle et que les quartiers de lumière chauffent les planchers du salon. Le salon est parfumé d’une odeur sans odeur. Une odeur de chaud qui, d’origine inconnue, émane peut-être du cuir des divans ou des pieds qui s’y frottent. Le vent se faufile dans l’embrasure des fenêtres et bombe les rideaux, et fait respirer l'air au tapis.

Dehors, les ombres humaines noircissent l’herbe et s’épandent comme des taches d’huile sur l’asphalte sec. Dehors est une nausée. Tandis que les vraies odeurs de l’été se déploient en dedans, depuis le cadrage des portes jusqu’aux moulures qui suintent les moutons de poussière, moi, je suis prisonnier de l’extérieur. La haie a tant pué que je ne saurais dire ce qu’elle sent. Il faudrait que je rentre. Le vrai été ne se vit pas dehors. Il se vit en dedans, dans cette maison baignée d’odeurs subtiles que seuls mes souvenirs peuvent retracer.

Les vrais écrivains

Je n'écris pas. J'écris aussi peu que les arbres qui, de leurs racines, se forment des jambes, créant au hasard du bout de leurs branches un arc à la forme du mot jupon sur le ciel. Aussi peu que l'eau s'écrit sur le feu en nappes de fumée, je n'écris pas plus que mon propre souffle qui, à la moindre voix critique, râpe ses silences.

Je m'émonde. Je me brouille. Je ne suis pas un écrivain. Ce que j'écris, je l'écris à la laideur de ce que mes doigts ne savent pas écrire. Ce que je vis, je le vis dans la crainte que les arbres vivent à ma place; que leurs feuilles ne dessinent mieux que moi les lignes du ciel au-dessus de ma tête. Les arbres ont dressé au-dessus de moi un toit inhumain à travers lequel je perçois parfois quelques boutures de ciel, bleues ou grises. Le ciel n'a pas de profondeur. Il est soudé au feuillage qui, s'accaparant les nuages, les ont fendillés comme autant de fissures sur le ciment d’un trottoir.

C'est au pied des arbres que les fourmis maudissent mes pieds à moi. Je ne suis pas respecté des insectes. Ils piétinent ma peau comme s'ils ne se sentaient pas concernés par mes mots. La nature, c'est l'ennemie jurée. Il faut la raser. Il faut tout raser jusqu'à ce que tout soit plat. Alors mon corps, plus grand que les brindilles que nous aurons consenti à faire survivre, raflera le ciel. Ma tête, débarrassée des arbres qui l'encombraient, demeurera l'unique perchoir des oiseaux. Mais comme il n'y en aura plus, de ces oiseaux qui picorent le bout de mon crayon, j'aurai tout le temps d'apprendre à écrire comme les vrais écrivains.

L'ours polaire

L'ours polaire

par William Drouin, 12 mars 2012, à 20:32 ·
J'ai le rire facile. Non c'est faux. Je ris rarement. Pourquoi est-ce que j'ai dit que j'avais le rire facile? Les animaux m'attendrissent, c'est vrai. Ils me font sourire. Mais peu de choses me font rire aux éclats. Je ricane pour faire semblant que je ne suis pas gêné. Quand je suis ivre et qu'une personne tombe sur moi, je ris. Je ris mais je souffre. J'agonise, chevilles foulées, sous le poids des autres qui rient au-dessus de moi.

J'ai dit que j'avais le rire facile parce que je me décris, promptement, à des gens qui me lisent en reliant le poids de mes mots à celui de mon poids; la légèreté de mes phrases à celle de ma légèreté quand un chien coince son museau dans les plis de mon cou.

Je ris souvent. Pourquoi est-ce que j'ai dit que je riais rarement? Tantôt je ris, ne ris pas, etc., bipolaire. Les ours bipolaires, deux fois plus blancs que blancs, épandent leur neige sur les deux pôles à la fois, et il exsude de leur sueur une chaleur, une froideur, une humidité sans question ni réponse. Les animaux m'attendrissent. Je ris mais, mais jamais, je ne ris jamais sans l'accord des ours qui meurent leur vie à grandir et à enfanter des répliques d'eux-mêmes diminuées de taille. Je ne ris pas de leur abaissement vers le bas.

Je ne ris pas, mais je ris quand les ours glissent sur le ventre. Je n'ai jamais vu de vrai ours. Pas même les bruns entichés de ruches. Tout juste, j'ai aperçu une ruche une fois. Je n'ai pas osé m'en approcher, de peur que quelque chose se recolle. J'ai quelque chose de collant, en dedans de moi, comme du miel qu'un ours lèche à grand coup de gueule. Ça chatouille et ça fait mal. Ça chatouille. Et ça ne me fait pas rire.

Le chien d'encre

Il paraît qu’en avalant l’encre d’un crayon, d’abord on s’étouffe, puis on transcende les mots au point de les voir en face de nous, comme sur l’écran d’un Ipad dixième version. Si la rumeur est vraie, mon chien devrait en ce moment même commencer à faire glisser ses pattes devant lui, sur l’écran tactile que l’ingestion d’encre lui a fait halluciné.

Mon chien ne bouge pas. Cette rumeur me semble un canular. D’habitude, on ne perd rien à croire aux canulars, sauf peut-être l’estime de soi, la fierté et l’orgueil, des sentiments qui n’en sont pas vraiment. Moi, j’ai perdu mon crayon. Vidé de son encre, maintenant il n’est bon qu’à rayer le papier de traits invisibles. J’ai demandé à mon chien de gratter ses dents sur une page de mon cahier afin d’y tracer une lettre, A ou B, mais jamais il n’a ouvert sa gueule. Je ne peux même pas former de lettre à partir de la salive bleutée claire dont ses babines ont enduit mon cahier. Les flaques de salive dessinent des O. O. Il manque au moins six lettres pour faire ouragan.

Ce chien est nul pour écrire. Il est couché à mes pieds comme moi quand j’étais petit, quand je dormais sous la table, aux pieds de mes parents, quand ils buvaient en jouant aux cartes. Je m’endormais malgré les cris, les baisers, les victoires, les défaites et les claques. À l’aube, maman me portait de sous la table jusqu’à ma chambre. Aussitôt, je débordais de mon lit pour aller me coucher dans un coin de mon placard. Je suis un chien, peut-être, l’ai-je toujours été, mais les chiens qui s’obstinent à ne pas écrire les mots que je leur demande, je les déteste tout autant que ce crayon qui n’écrit plus mais qui s’obstine à écrire des mots que je ne comprends pas.