21 août 2011

Le fantôme de Crinésia

Solquite a vidé son verre de bière d’un seul trait. Elle ne l’a pas vidé par terre. Elle l’a avalé. Dans sa gorge. Son verre. Elle a avalé la bière qu’il y avait dans son verre. Elle n’a pas avalé le verre, non, elle a fait comme tout le monde. Elle a avalé le liquide qu’il contenait puis s’en est commandé un troisième au bar. Oui, un troisième. Quand vous êtes arrivé, elle en avait déjà bu un. Sans vous. Elle l’avait bu comme elle a bu son deuxième, et comme elle boira son troisième.

Oui, Solquite. C’est son nom à elle. Ses parents s’appelaient Mortide et Crinésia. Le plus étrange, c’est que Crinésia était son père. D’habitude, je vous l’accorde, les noms qui finissent par un a sont ceux des filles. Mais dans ce cas-ci, je vous assure que Crinésia était un père tout ce qu’il y a de plus homme. Il portait toujours un chapeau d’homme, en feutre. Son chapeau d’homme était en feutre. Ce chapeau n’était pas celui d’un homme en feutre. Les hommes en feutre, à cette époque, ça n’existait pas. Aujourd’hui on en construit, des hommes en feutre. Mais ce sont des oeuvres d’art. Crinésia n’était pas une oeuvre d’art. Il était fait de chair et d’os, et de sang, et de muscles, enfin, je n’ai pas besoin d’énumérer toutes les choses qui constituent un homme pour que vous saisissez le caractère humain et masculin de Crinésia.

La mère de Crinésia prétendait avoir été capturée par des extra-terrestres alors qu’elle avait dix ans. Elle disait que, lors de son voyage astral, elle avait visité une planète que les extra-terrestres appellent Crinésie, d’où le nom de son fils. C’est sur cette planète, disait-elle, qu’elle avait perdu la raison. Depuis, elle ne s’exprimait qu’en mots qui n’existent pas. Le nom de Solquite, quant à lui, demeure mystérieux. Mais puisque c’est elle qui nous intéresse, parlons-en. 

Solquite en était à son cinquième verre. Cinquième, déjà, oui, elle a bu vite. Tandis que nous parlions de sa grand-mère, elle buvait son quatrième verre. Son cinquième, elle l’a vidé dans sa gorge comme dans un tunnel sans fond. Comme si elle n’était qu’une machine, et son oesophage un tuyau, un cylindre. Elle a attendu que l’alcool affecte son cerveau, après quoi elle a noté ses impressions dans un carnet. Elle a écrit : 
« Je n’ai toujours pas trouvé la planète que je cherche. J’ai envie de faire l’amour maintenant. L’alcool a construit un pont entre mon vagin et mon cerveau. J’ai l’impression qu’un pont brûlant, bouillant d’envies, dirige mes actions. »

Elle est sortie du bar les yeux fermés. Elle a marché en ligne droite, calmement, trouvant la sortie sans même regarder, comme si ses pas étaient guidés par un dieu bizarre, oserais-je dire, par un extra-terrestre.

En sortant du bar, elle a pris le premier trottoir et l’a suivi vers les ruelles. Elle a pris des directions qu’elle ne connaissait pas, des chemins qui l’éloignaient de son appartement. On aurait dit qu’elle suivait une voix. Cette voix lui parlait. C’était curieux de la voir marcher comme ça, dialoguant avec cette voix qui lui parlait et à qui elle posait sans cesse la même question :
- Elle est où ma planète.
- Ta planète, répondait la voix, elle est plus loin.

Toujours en suivant cette voix, Solquite a traversé la ville jusqu’à chez sa mère. Elle a ouvert la porte de chez Mortide avec les clés qu’elle avait. Elle est monté au salon où sa mère regardait la télé.
- Bonsoir, a dit la mère. Que me vaut ta visite?
- Elle est où ma planète, lui a demandé Solquite. Je ne sais pas ce que ma visite vaut.
- Elle est chez toi ta planète, ma chérie. Qu’est-ce que tu fais ici? Tu t’es perdue?
- C’est où chez moi. 

Mortide s’est levée de son fauteuil. Elle a mis ses pantoufles. Depuis la mort de Crinésia, elle portait toujours des pantoufles. Elle avait froid aux pieds. Elle disait que le fantôme de Crinésia rampait sur le plancher jour et nuit et que c’était son âme à lui qui refroidissait l’air. 
- Elle est où ma planète, répétait Solquite. 
- Crinésia le saurait peut-être, a répondu sa mère, mais d’où il est maintenant, il ne pourra jamais nous le dire.
- Demande-lui. 
- Je ne parle pas aux morts ma chérie.
- Parle-lui.

Mortide a ouvert la porte du frigo. Elle a offert à sa fille de manger un morceau de jambon. Elle a sorti le jambon et le couteau. Solquite a choisi le couteau. C’était horrible de voir, dans la nuque de la vieille mère, le couteau planté comme un drapeau dans un cratère de lune. Le couteau a transpercé la chair, la nuque jusqu’à la poitrine, et le sang a versé comme une fontaine muette. 

La mère est morte. Son âme a peut-être quitté ses pantoufles, qui sait, pour ramper sur le plancher. Chose certaine, sitôt sa mère morte, Solquite lui a posé la question :
-Elle est où ma planète. Crinésia, c’est où? 
- Fous-moi la paix, a répondu une voix. 

Cette voix n’était pas celle de sa mère, ni celle de son père. Cette voix était celle d’un extra-terrestre, elle en était sûre. Cet extra-terrestre lui parlait, à elle, et s’apprêtait à la capturer. Avec un peu de chance, elle irait voir les splendeurs de Crinésie. Oui. Une nouvelle vie l’appelait. Et juste comme elle demandait à cette voix si elle devait sortir de la maison de sa mère, la voix lui a répondu :
- Non. Si tu veux voir elle est où ta planète, reste là. Suicide-toi et tu verras.

Le jour où j'aurai tout dit

Le jour où j’aurai tout dit, tout écrit, tout été, été comme hiver; le jour où j’aurai été poisson et nageoires dans l’air qui me meurt, cheval les dents carrés sur l’herbe gentil, tigre orange sang sur mes zèbres de parents noirs ou blancs, lion sans crinière qu’on se demande si c’est un mâle ou une femelle, embryon qu’on se demande si ça sera un joli garçon; le jour où je n’aurai plus rien à dire, là seulement, je sortirai de chez moi. Là seulement, j’irai voir ces êtres humains qui au téléphone demandent à me voir.

J’irai m’asseoir dans les restaurants où les serveurs n’ont rien à dire aux clients. Je demanderai aux fourchettes si elles n’ont pas d’opinion au sujet des crevettes, du fait qu’elles riment avec elles, et si la rime trouble, je mangerai mes crevettes à la cuillère. Tandis que je parlerai à mes crevettes, le serveur m’observera d’un air angoissé. Il demandera à son supérieur qu’on m’expulse du restaurant, ce que je ferai, oui, avec dans mes poches tous les pains qu’on m’aura donné gratuitement, hurlant que la gratuité existe encore. 

Je retournerai chez moi en marchant d’un pas lourd. Je croiserai plusieurs êtres humains sans argent à qui je donnerai du pain, et des pigeons, à qui je donnerai le pain que j’aurai gardé pour eux. Une fille me croisera, peut-être, qui sait, à qui je demanderai si les homosexuels sont plus heureux que les autres. Elle me répondra :
- Quels homosexuels?
- Il vous faut des noms? dirai-je.
- Non.
- En voilà un quand même, un nom.
- Lequel?
- Le vôtre. Votre non.
- Non. Mon non, je ne l’écris pas de cette façon.
- Il n’y a pas de fautes dans les noms. Ils s’écrivent comme on veut qu’ils s’écrivent. Si je veux écrire Jean, je peux écrire Gens, c’est mon choix.
- C’est qui, Jean?
- Un ami. Un homosexuel, enfin, répondez.

Je pataugerai dans ces dialogues, ces mots que tout le monde juxtapose pour créer du sens alors qu’ils ne riment à rien. Je serai nostalgique de ma crevette au restaurant, qui elle, rimait avec ma fourchette. Je me trouverai stupide d’être nostalgique d’un moment qui vient à peine de se terminer et c’est plus malheureux que jamais que je rentrerai chez moi, seul, devant ces mots que j’écris et qui m’ont fait rater la majeure partie de ma jeunesse.

J’écrirai. Je raconterai que, en sortant du restaurant, j’ai rencontré une femme ce soir, et elle avait un nom qu’elle n’écrivait pas comme mon nom à moi, enfin, mon nom était différent du sien, et puis, nous nous sommes parlé même si elle s’appelait autrement que moi. Je n’ai rien compris, évidemment. Chaque fois que je parle à quelqu’un qui n’est pas moi, mes mots quittent ma tête pour se rafraîchir dans la tête de ce quelqu’un-là, comme dans une piscine, puis me reviennent trempés, incontrôlables. Comme des enfants dans une glissage d’eau, mes mots glissent dans les tourbillons de mes oreilles. J’entends du bruit, des cris désagréables, quelque chose d’enfantin, d’animal, d’intolérable.

J’écrirai toute la nuit. La femme que j’ai croisée en sortant du restaurant ne lira jamais ce que j’écrirai à son sujet. Je garderai mes mots pour moi, me disant que de toute façon, ça n’aurait pas pu marcher avec elle. Nous n’avions qu’un seul point en commun. Elle était homosexuelle et moi aussi.

Les horizons

C’est bête l’horizon, et c’est bête d’aimer, quand tout ce qui semble loin semble se rapprocher, on tombe pour ce qui monte et c’est aux pieds des montagnes les plus boueuses qu’on trouve l’amour. C’est bête d’aimer ceux qu’on ne pourra jamais toucher, et vivre pour veux qui vivent ailleurs, dans leurs têtes compliquées, qu’on ne pourra jamais savoir ce qu’ils pensent de près ou de loin, comme autant d’horizons collés au bout de nos nez.

Indélogeables, ces horizons je les goûte pourtant, je les sens à des kilomètres. Je me fonds dans leurs lumières, leurs yeux, espérant qu’ils me rentrent dedans et me fassent perdre la tête, et me remplissent la tête avec un nuage, un arbre n’importe quoi; mais les horizons se tiennent toujours assez loin afin que je me sente éternellement seul, et si je veux perdre la tête, je dois toujours le faire moi-même, avec mes propres mains.

Poisson sur banc vert sur gazon

J’écris sur un banc vert, sur gazon vert, je me suis calmé on dirait, épuisé de me battre en mer au bout de fil à pêche. Je me suis laissé pêcher. Je me suis laissé bouffer. On m’a cuisiné avec de la ciboulette toutes sortes d’herbes et des pommes de terre cuites dans un four sur grille sale.

Mes os, mes arêtes, dans un sac-poubelle, je me souviens de l’époque où j’avais quelque chose dans le ventre. Chair, oeufs, tout ça, amour et cris, bulles de savon bulles de mer sur fond blanc. Maintenant je suis farci d’épices et je fais le calme sur l’eau des tables au restaurant, devant des filles qui ne m’aiment pas, devant des hommes qui me mangent même si je n’ai jamais choisi qui des deux je préférais. Je fuis les tableaux. Je fuis l’art, les peintres qui voudraient faire de moi la nature morte. Le monde me goûte et me dégoûte. Je ne remuerai plus rien, ni jambe ni oeil. Je fixerai ce qu’il y a là, tant que ce qui est là y sera, banc vert sur gazon vert, et le jour où mes paupières se fermeront, ça sera le jour où elles auront décidé de ne plus jamais s’ouvrir.

La musique de chambre

J’entre dans ma chambre et la chambre d’à côté me dit de me taire avant même que j’aie posé un premier mot. Elle me dit chute. Je dis que je ne vois pas ce que les chutes viennent faire dans la nuit, et je pense que peut-être, derrière les murs de ma chambre, une femme rêve de chutes et parle durant son sommeil. Je dis :
- Allo?

Encore, j’entends chute. Je pose l’oreille contre le mur de ma chambre. Je demande ce que les chutes ont à voir avec la nuit, le plaisir que peuvent avoir les garçons la nuit, dans des draps ou dans des filles, tout ce qu’ils peuvent mouiller, oui, je connais les liquides nuptiaux de l’amour, mais les chutes?
- Chute!

Je me mets à croire que chute est peut-être le seul mot qui existe dans la chambre d’à côté. Les gens qui y sont ne parlent peut-être qu’avec ce mot-là et parviennent à se comprendre grâce à l’intonation qu’ils prennent. Ou alors c’est un jeu auquel ils me demandent de jouer aussi. Ils ont dit un mot et c’est mon tour d’en dire un. Je dis :
- Bateau! Kayak! Rocher?
-Chhhute!

Ils ne veulent pas jouer. Ça devient embêtant. Tout ça. Ce mot que j’entends toujours. Je mets la musique pour ne plus l'entendre, pour oublier que mes voisins sont là à me convaincre d’adopter leur mot dont je ne veux pas. Je les entends encore, avec leurs chutes, alors j’augmente le volume de ma musique. Je m’assourdis jusqu'à ce que je n'entende plus le mot qu'ils crient. C'est bête. Je ne peux même plus apprécier ma musique tellement elle est forte. C’est bête.

Le lendemain, mes voisins viennent cogner à ma chambre. Ils m’apprennent que, hier soir, ils n’ont pas réussi à dormir parce qu'il y avait trop de bruit. Je dis :
- Je ne sais pas s’il y avait trop de bruit. Moi en tout cas, ma musique était tellement forte que je n’ai rien entendu.

Espoir de merde

Espoir de merde tu m’as voulu la peau, tête et ongle, toutes cellules mortes confondues, tu m’as laissé traîner à plat sur le ciment ivre d’être gris et dur, ciment sobre de n’être ni eau ni roche espoir de merde où es-tu, je t’ai connu, je t’ai vu te casser la gueule avec ambition pour une danse à deux.

Espoir de merde tu m’as volé ma beauté, réelle, là, tu m’as dit que tout serait possible, tu m’as dit oui, quand je t’ai demandé si papa avait le plan formel de m’acheter un cheval, tu m’as dit « oui humain de merde tu auras les sabots que tu veux, la scelle que tu veux, et le cul du cheval itou, la crotte là où tu la veux ».

Que vis-tu maintenant que je ne suis plus là? Avec quel cul vagabondes-tu, cheval ou crevette; quelle queue vois-tu, queue pour les mouches ou queue pour la mer, sinon ma queue à moi, qu’observes-tu quand je te parle à toi, espoir, sans que jamais j’eusse espéré de la merde, voilà que tu m’en offres en fuyant par les bras du rêve, la nuit, le courage, bref tous ceux à qui tu ne m’as jamais présenté. Tu as fui. Tu t’es envolé avec mes dernières ailes pour déféquer sur d’autres mondes des chemins qui n’aboutissent pas. 

Espoir de merde parles-tu, parfois, aux ambitions que nous avons connues? Dis-leur que je n’ai pas vieilli, que je suis là, que je n’ai pas changé et si un jour tu cessais de danser avec elles dans le plus haut que moi, je serai là, à vous attendre, sur terre plus que jamais, à plat ventre sur tout ce que tu veux de gris, à attendre que vous fassiez de moi une croix, de mon corps une tombe afin que je puisse voyager plus loin que ma merde de vie.

Le chaud me fait froid

Quand j’entre dans un bain chaud, ma peau se couvre de frissons. J’ai remarqué que ces frissons étaient les mêmes que lorsque j’entre dans une piscine froide. C’est une curieuse observation. Moi qui croyais que les frissons étaient réservés aux températures froides, tout porte à croire que, chauds ou froids, les frissons se présentent partout là où le corps change radicalement de température. 

Les frissons surviennent dans un bain chaud lorsque le corps ne s’attend pas à ce que l’eau y soit si chaude. Car oui, quand je parle d’un bain chaud, je parle de l’eau qu’il y a dedans. Je ne parle pas d’un bain qui soit chaud mais vide.

Je ne crois pas qu’on puisse acheter un bain qui soit chaud en permanence. Peu importe que le magasin dans lequel vous avez acheté ce bain ait été climatisé ou chauffé, après avoir acheté le bain, sitôt sorti du magasin, la température du bain est égale à celle de la température ambiante. C’est la chaleur de l’eau qui chauffe le bain ou refroidit la piscine. 

Ce n’est pas quand j’entre dans un bain chaud et vide que ma peau se couvre de frissons. Non, c’est quand l’eau y est chaude. Oui. N’empêche, un bain chaud, tout le monde comprend. 

*

Toujours est-il que j’étais dans ce bain avec un verre de vin. Dans ma main. Le verre de vin était dans ma main. Le bain n’y était pas, non, le bain n’était ni dans mon verre, ni dans ma main. C’est moi qui étais dans le bain. Si le bain avait été dans mon verre de vin, il aurait été à une température égale à celle de mon vin. Et cette température n’aurait pas été assez chaude pour me donner des frissons.

Je prenais mon bain avec un verre de vin. Je ne le prenais pas avec lui comme on prend un bain avec un jouet. Non. Si j’avais voulu un jouet, j’aurais parlé d’un canard flottant, d’un dinosaure en plastique ou d’une poupée gonflable. Pas le genre de poupées qu’on gonfle dans le lit, non, celles qui flottent sur l’eau, juste pour rire. Pas pour le sexe. Mais pour le jeu. D’accord, oui, le sexe est parfois un jeu, mais moi je parle de bouées, d’objets que l’on gonfle, poupées ou guerriers, sur l’eau afin qu’ils restent à la surface. Et je n’avais rien de tout ça. Est-ce qu’il faut vraiment que je justifie toujours chacun de mes mots?

*

Je prenais un bain avec un verre de vin dans ma main et, au bout d’un certain temps, les frissons sur ma peau ont disparu. Je m’étais acclimaté à la température de l’eau dans laquelle j’étais entré. J’ai bu une gorgée. Je me détendais. Tout allait bien. Jusqu’à ce que je m’aperçoive que je n’avais pas de serviette. J’ai dû sortir du bain pour en chercher une dans le panier à linge. N’en trouvant pas, j’ai commencé à frissonner. Mon corps mouillé s’acclimatait mal aux courants d’air qu’il y avait dans l’appartement. Je frissonnais de froid. J’ai regretté m’être fait couler un bain chaud.

J’ai regretté m’être fait couler ce bain même si, en réalité, sans le savoir, chauds ou froids, les bains ne coulent jamais. Ils coulent lorsqu’ils sont percés, peut-être, mais sinon, ils sont beaucoup trop solides pour couler. Coulent les fluides. Coule l’eau. Les bains fuient, parfois, mais ils ne fuient qu’à cause des fuites. Alors on dit qu’ils coulent. Mais ils ne fuient pas avec leurs jambes. Ils n’ont jamais eu de jambes, d’ailleurs, enfin, faut-il vraiment que je vous dise que les bains n’ont jamais eu de jambes?

Natalie

Je n’aime pas ma copine. Ma petite amie. Ma blonde. Ma meuf. Mon adultère. Ma femme. Ma supercherie. Elle a tous les noms. Ses amis l’appellent Charlotte. Moi je l’appelle porcine, pique-dent, vampire, drogue. Je ne suis pas son ami alors je l’appelle du nom que je veux. Elle est arrivée en moi sans que je l’aie demandée jamais. La stupidité de l’amour m’est tombée dessus comme les fesses de cupidon m’ont déféqué dessus à la dernière Saint-Valentin. 

Je m’étais planifié une petite soirée romantique, loin de mon ignoble copine, évidemment, dans son dos, sans qu’elle ne sache rien, un petit souper chez Natalie, un brin de femme merveilleuse, sans poil ni hanche, un corps de top-modèle dans lequel je comptais bien éjaculer cinq fois avant de m’allumer une cigarette. C’était une femme dans laquelle au moins trente hommes étaient déjà passés. Le nombre m’était bien égal. Que j’y aie été le trente et unième ou le deuxième, j’avais juste envie de m’enfoncer dans quelque chose de neuf. Peu importe les chiffres, disons, quelque chose de nouveau, ça fait toujours plaisir.

Quand Natalie m’a ouvert la porte, elle s’est présentée devant moi avec une bière à la main. Elle a bu tout le temps de notre rencontre. Même pendant le souper, elle s’est enfilé cinq shoots, de vodka ou je sais pas quoi, comme quoi il n’y avait rien pour lui couper l’envie d’avoir du plaisir. Déjà, moi je pensais : ça fait changement du thé glacé que ma copine boit à petites gorgées devant la télé.

Je comptais bien trompé ma bonde ce soir-là. La Saint-Valentin a toujours été pour moi une fête religieuse. Il y a des anges, quelque part, qui ont décidé que le 14 février était fait pour baiser, célibataire ou pas. J’ai la foi et je tiens à dire que c’est par pure croyance que j’ai demandé à Natalie si elle voulait fourrer. Elle n’a rien répondu sur le coup. Elle s’est versé un dixième shooter, peu importe les chiffres, disons, qu’elle était bien bourrée mais ça ne l’a pas empêché de viser ma bouche là où mes mots sortaient, et mon pénis là où il ne demandait qu’à sortir. 

Elle a sorti le phallus de mon pantalon et elle a joué avec mon truc comme si c’était là son cadeau de Saint-Valentin. C’était enivrant, et pourtant, je pensais encore à Charlotte, à son corps hideux, flasque de cinquante ans, pensant : merde je serais prêt à divorcer demain matin en échange d’une érection. Et puisque j’ai toujours cru aux fêtes religieuses, Dieu a répondu à ma prière : ma tige s’est élevée entre les lèvres de la pulpeuse et j’ai pu être précoce à mon goût, deux petits coups et puis voilà, la Natalie au visage dégoulinant, visqueuse pleine de dégoût. J’ai fait sur son visage ce que ma copine n’aurait jamais accepté que je fasse. 

Natalie a vomi un coup aux toilettes. Elle avait trop bu. De vodka ou de sperme, peut-être, je ne sais pas, elle ne m’a jamais dit. Elle m’a poussé hors de chez elle avec un râteau, comme si je n’étais rien qu’un tas de feuilles, je ne sais pas pourquoi. Elle a voulu oublier notre rencontre mémorable. Elle a dû tomber amoureuse de moi, comme toutes les femmes tombent chaque fois que je déverse sur elles ma substance testiculaire. 

Après qu’elle m’ait mis à la porte, j’ai trouvé un parc non loin de chez Natalie où j’ai pu écrire. Cette petite mesquine qui avait abusé de moi n’en savait rien, mais je lui avais piqué une bouteille de bière dans son frigo. J’ai pu boire sur un banc en écrivant quelques pages.

Je suis retourné à mon appartement complètement ivre. C’est à peine si je reconnaissais mon salon, ma télé, ma copine, Charlotte. Elle m’a demandé où j’avais passé la soirée. Elle a dit :
- Natalie m’a appelé.

Ça tournait beaucoup dans ma tête alors je n’ai rien répondu. Je n'avais pas envie de parler de Natalie, la meilleure amie de Charlotte. Cette dernière a continué :
- Vous êtes allé au cinéma?

J’ai crié non. J’ai crié non parce que je n’étais pas allé au cinéma, mais aussi parce que je venais de réaliser que j’avais oublié mon stylo préféré sur le banc au parc. Et puis je suis tombé sur le cul juste au moment où Charlotte m’a dit :
- Natalie dit qu’elle t’a vu au parc devant chez elle. Tu devais pas aller souper chez elle ce soir?
- J’y suis pas allé. C’est une folle. Je suis sûr qu’elle aurait voulu faire des trucs sexuels, avec des râteaux, le genre de choses qu’elle entre dans le cul de tous ceux qui vont la visiter. Elle me fait peur cette fille. J’ai écrit à la place. Dans le parc où elle m'a vu. J’ai écrit que je ne t’aimais pas, que tu étais laide, plein de trucs horribles, et j'ai inventé une histoire dans laquelle j'allais souper avec Natalie. C’est marrant. Tu devrais lire.
- Mets-le sur Facebook. J’irai voir demain.

Si j'étais en manque d'inspiration

Si, vraiment, j’étais en manque d’inspiration, j’écrirais une histoire d’oiseau. Cinq oiseaux volant au-dessus d’un champ maïs. Quatre oiseaux s’écrasent dans le champ. Le dernier oiseau s’arrête au-dessus d’eux. Il leur demande : - Pourquoi vous êtes-vous écrasés?

Les quatre écrasés ne répondent rien. Ils rigolent. Ce sont quatre mâles qui viennent de s’apercevoir qu’il y avait une femelle parmi eux et qui vérifient si elle ne porte pas de petite culotte. La femelle, au-dessus d’eux, n’est pas sans savoir qu’elle a son sexe à la vue de tous. Elle dit : - Abrutis. Les oiseaux ne portent jamais de petite culotte. Seulement, bientôt, vous regretterez que je n’en aie pas portée aujourd’hui.

Et si j’étais vraiment en manque d’inspiration, j’écrirais que la femelle décide de laisser les écrasés derrière elle après leur avoir chié à la figure. Mais je ne suis pas en manque d’inspiration. Je trouverai bien quelque chose à dire, à propos des femmes peut-être, ou de leurs petites culottes qu’il vaut mieux qu’elles portent, sans quoi elle nous jetterait tout ce qu'elles ont, y compris le sang.

Pas de parole

Et puis de toute façon je ne sais pas pourquoi j’écris. Ceux qui ne savent pas lire n’ont rien à foutre de mes histoires. Et ceux qui savent lire, ils ne lisent pas mes histoires. Ils lisent autre chose. Des romans policiers. Des romans érotiques où des policiers introduisent des pistolets dans l’anus d’autres policiers, dans des champs où poussent des fleurs. Les fleurs du mal. Le genre de fleurs qui ne poussent pas chez moi. Moi, dans mon jardin, il n’y a que des courges. Grosses et laides. Pourries. C’est embêtant parce qu’à la grosseur qu’elles ont, elles n’entreraient jamais dans le cul d’un policier. 

Je m’étais juré que je ne parlerais jamais des anus de la police. La gendarmerie. Je vous dis. Je n’ai pas de parole. Je m’étais aussi juré que je n’écrirais jamais, il y a longtemps de ça. Et puis, il n’y a pas si longtemps, j’ai dit que je n’avais pas de parole. Je vais le redire, je pense, bientôt. Il y a certains mots que je ne me lasserai jamais de dire. Bliquerot. Savande. Mélasse.

Je n’ai pas de parole.

Ceux qui ne savent pas lire ne me connaissent pas. Ceux qui savent lire non plus. Personne ne me connaît. Une fois, j’ai connu un policier. Il avait un gros chien. Un berger-allemand. Le soir dans la forêt, il se masturbait avec son chien. Je le sais parce qu’un jour je lui ai demandé pourquoi il avait toutes ces marques sur la nuque. Il m’a dit : 
- Ce sont des marques de griffes. Les griffes de mon chien. Le soir je me masturbe avec lui.

Ou alors c’était dans un roman érotique. Ou alors c’était dans la forêt. De toute façon, je n’ai jamais connu ce policier. C’est un ami qui m’a raconté l’histoire. Une histoire qu’il avait lue. Dans un roman érotique. Dans la forêt. Avec un chien. De toute façon on s’en fout. Je n’ai jamais eu d’ami.

Les vraies histoires

Les vraies histoires ne font pas d’histoires. Chaque fois que je n’arrive pas à faire tenir dans une page quelque chose qui m’est arrivé, mon imagination règle tout ça en inventant quelque chose qui se tient. Elle intervient sur moi comme une mère vis-à-vis de son enfant. Elle me fait jouer même si elle n’en a pas envie, dans la boue et les ordures, puis elle nettoie ma crasse, mes doigts, comme si elle m’aimait. Comme si c’était elle qui m’avait mis au monde alors qu’on nous apprend le contraire, à l’école, que ce sont les bébés qui font les mamans.

J’ai essayé, une fois, de raconter ma naissance de la façon qu’elle s’était vraiment passée. Ça n’avait rien de vrai. Je ne voyais ni l’hôpital, ni les docteurs; je ne me voyais pas même moi dans le ventre de ma mère, ma vraie mère, celle qui m’avait donné la vie pourtant, celle qui encore me paie le crayon et le papier. 

Puis, c’est devenu clair : j’étais sur le point de me pendre avec le cordon ombilical quand le docteur, tout à coup, cheveux bruns bouclés, forceps à la main, décida de couper le ventre de ma mère en deux. Chlaque-chlouque. Ma tête en sortit, à peine abîmée par le couteau du docteur, je veux dire, que je saignais à peine du front et que mes vagissements n’avaient rien à voir avec la douleur mais plutôt, avec le visage de ma mère que je trouvais hideux. N’ayant jamais imaginé de visages humains autres que le mien dans le ventre de maman, il fallait bien s’attendre à ce que je pleure en voyant ma mère, laide et épaisse sur sa civière. 
J’entendis le docteur dire :
- C’est un beau garçon!

Ce à quoi je répondis, frustré de ne rien connaître encore aux règles du dialogue et de la syntaxe :
- C’est pas un garçon, c’est ma mère gros con.

Pas étonnant, je dis, que mes pattes l’eussent frappé dans les chnoles, comme si je savais écrire ce mot sans fautes. Je le détestais comme si c’était là un véritable personnage alors que tout ça, au fond, n’était que le jeu de ma chère imagination. Je dus le massacrer solide pour qu’il décidât enfin de s’agenouiller devant moi, bras vers le ciel, scandant mon prénom avant même que mes parents eussent choisi celui qui me convenait. 
- Alaide! Alaide! qu’il criait.

Je doute que ma naissance ce soit vraiment passée de cette façon-là. Si mes amis à l’école se mettaient à m’appeler Alaide, je pense que ma mère en ferait toute une histoire. Elle me répéterait chaque soir qu’il faut dire la vérité aux gens qui nous entoure et que mon vrai nom ne se change pas. En fait, je préfère dire la vérité. Parce que, comme ma mère le dit souvent, les vraies histoires ne font pas d’histoires.

L'éclabousseur

J’ai comme sur le cerveau une sorte de gale, bon, une sorte de croûte, brune, enfin, je dis brune mais c’est qu’elle était rouge, sang, sauf que le sang a séché au printemps et là, voilà ce que c’est. 

Chaque fois que je me rase les cheveux, mon rasoir pèle une partie de cette gale-là, la faisant saigner encore. J’ai beau panser ma plaie, ça n’empêche pas le sang de couler quand même jusque dans mes yeux. C’est tout comme s’il pleuvait du rouge à toute heure de la journée. Le sang salit mes vêtements, salit même ceux autour de moi, si bien que je n’ai même plus le droit d’entrer dans certaines boutiques. 

On m’appelle l’éclabousseur. Les gens m’insultent, me crient de porter un chapeau, mais ils n’ont pas ma tête, ça se voit. Ils ne savent pas la souffrance que me font endurer les chapeaux. Dès lors que je pose un truc sur ma tête, aussi léger soit-il, la souffrance est telle que je tombe inconscient. C’est pareil pour mes cheveux. Si je les laissais pousser, du moment qu’ils frôlent mon crâne, c’est comme un paquet d’aiguilles qu'un docteur m'aurait planté dans le cerveau.

J’aimerais croire aux vampires, et me dire que ça existe, les filles qui s’abreuvent à même la tête des gens sans se soucier de leur apparence. Ma vampire pourrait téter ma gale, suçant ici et là mes idées. Je pense que si elle posait ses lèvres sur ma tête, je la laisserais me boire jusqu’à mon assèchement total. 

Ma vampire me guérirait. Elle avalerait tout ce qui sort de moi, mes larmes comme mon sang. Elle boirait tout ce que j’ai de mal et, une fois heureux, je n’aurais plus besoin d’elle. La croûte sur ma tête s’effriterait d’elle-même, tranquillement, tandis que je marcherais dans les boutiques où désormais on me laisserait entrer. Je deviendrais vendeur de chapeaux. 

Je serais semblable à vous. Vous ne m’insulteriez plus. J’aurais le crâne vidé, sec; je vivrais dans le confort de mon nouveau petit emploi et je vous ferais la discussion sans vous éclabousser de sang. Je serais vide, comme vous, et ma petite tête comme la vôtre en rencontrerait peut-être une autre, que j’embrasserais, pour faire les enfants, la maison, l’amour et tout ce qui vous fait saigner par en dedans.

Cochon sale

Le problème c’est toi. Je ne sais jamais quel couteau prendre pour couper le poulet, le boeuf, poisson, pain. Il y a des couteaux pour tout et de la musique pour tout, dans ta cuisine, tout le temps; Christine Aguilira, les sopranos, parfois des cordes qui frottent le bois, archets et cetera, et le presse-ail comme la râpe sur ton comptoir en bois. Entre les notes et les objets, je pense que je suis né sans savoir. 

Il y a des différences qui ne s’aiment pas. La chanson change, tu changes de couteau. Je ronge mes ongles. Sur telle autre chanson, c’est telle fourchette. C’est embêtant que je n’ai jamais considéré la fourchette comme une arme, et la cuillère, et mes doigts trop mous pour quelque cou que ce soit, nuque, même si je te serrais du plus fort, tes os comme mes dents l’emporteront toujours sur mes ongles. 

C’est toi le problème. Tu n’es ni poulet, ni boeuf, ni poisson pain. Tu as le visage rose sans poils comme les petits cochons, prairies, la boue dans l’humanité et tu fais exprès de ne pas me dire dans quel tiroir tu as caché le couteau pour cochon. Tu continueras à couper ton boeuf, comme ça, longtemps, et les petits morceaux de pain sur lesquels tu me feras couper du beurre avec les couteaux les plus inoffensifs du monde.

Ce que je veux, moi, c’est le couteau à cochon. Je ne veux pas cuisiner. Je veux que tu changes de chanson. Il faut que l’Aguilira arrête sa voix de mésange et que toi tu arrêtes de danser sur le comptoir en bois nu comme un cochon devant nos invités. Si les couteaux à cochon ont disparu de cette maison, je vais considérer les fourchettes, sérieusement, et arracher les yeux des invités afin qu’ils ne te voient plus danser, ni pour moi ni pour personne, et nous irons éteindre la musique, tranquilles, et enfin, nous irons dormir tous les deux, tout aussi tranquilles que nous l’étions avant de rencontrer tes amis et je pense que cette nuit, je finirai par trouver le couteau avec lequel tu ne veux pas qu’on tue les cochons sales.

Le pouvoir du pardon

Toute ma vie, il me semble, que je ne compte plus les années durant lesquelles j’ai espéré que se présente l’occasion de lui pardonner. J'aimerais tant lui accorder le pardon, à elle, et ainsi pouvoir me dire que dans notre couple, je ne fus pas le seul à s'excuser.

J’aimerais la voir s’excuser, une fois, à genoux devant moi. J’aurais alors le pouvoir de décider de ses sentiments à elle. Je déciderais de si oui ou non je lui pardonne, de si je la rassure ou de si au contraire je la fais mourir de peine. Il y aurait dans ses yeux la peur qu’on se sépare et dans les miens l'image cruelle d’un verdict. Je rirais, tranquille, en me disant qu’enfin ce n’est pas moi le coupable, ce n’est pas moi le traître. 

Plus je resterais silencieux, plus elle me supplierait. Elle m’embrasserait les pieds, entre les orteils, et je pense que je ferais exprès de prolonger ses excuses rien que pour savourer l’amour qu’elle me porte tout à coup. Je resterais sans mots, sur ma chaise comme sur un trône. Puis je lui pardonnerais, parce que j’aime la voir sourire, je lui dirais : « Je te pardonne chérie, mais tu m’en dois une. »

Bon. Tout ça n’est pas près d’arriver parce que, au compte des saloperies qu’un couple peut se faire l’un vis-à-vis l’autre, c’est moi qui mène. Je dirais même que j’ai une solide avance sur elle. C’est toujours moi qui fais les gaffes. Sitôt que je l’ai connue, pas même deux jours après l’avoir embrassée, c’est moi qui lui demandais pardon d’avoir embrassé une autre fille qui était un peu très âgée et qui était un peu ma tante lors d’une fête familiale tout ce qu’il y a d’ordinaire. Deux mois après, je m’excusais encore d’avoir engueulé son père au téléphone, et d’avoir posé la main sur la fesse de sa mère et bon, quand mon fils est né je lui ai demandé pardon d’avoir manqué l’accouchement, et ainsi de suite jusqu’à notre voyage de l’année dernière où je lui ai demandé pardon de m’être promené à poil sur la plage de Cocolao sur l’heure du midi. J’ai eu beau lui dire que si les touristes n’avaient pas eu l’idée de pique-niquer à l’endroit où j’avais décidé de m’asseoir il n’y aurait pas eu de problème, n’empêche, elle a du mettre au moins six mois avant de me pardonner.

Je pense que, chaque fois qu’elle me pardonne, elle classe toutes mes gaffes dans un grand dossier. Ce dossier a un titre qu’elle a elle-même choisi d’écrire entre guillemets : « Voilà pourquoi mon mari ne m’accorde aucune attention. » Ce qu’elle veut, c’est une sorte d’attention royale, ou plutôt, fanatique, comme si c’était elle la grande chanteuse et moi le fan qui récupère tous les objets qu’elle a touché pendant sa parade.

Ce qui me manque, pour que nous soyons égaux elle et moi, c’est un dossier. J’en ai créé un. J’ai même le titre : « Voilà pourquoi il n’y a pas que ton mari de croche. » Sauf qu’il n’y a rien dans ce dossier. Il n’y a rien parce qu’elle n’a jamais rien fait de mal, paraît-il. 

Ces derniers temps, j’ai commencé à lui reprocher tout et rien, pour n’importe quoi, espérant trouver quelque chose chez elle qui ne soit pas net et remplir mon dossier. Hier, je l’ai engueulée parce que, sur le gâteau de mon trentième anniversaire, elle avait mis trois chandelles au lieu de trente. Je lui ai reproché aussi d’avoir brisé ma tondeuse, et aussi d’avoir décliné mon invitation à faire l’amour sous la douche, quatre ans plus tôt, sous prétexte qu’elle ne voulait pas mouiller ses cheveux.

J’ai eu l’idée de génie de lui dire que, si elle n’avait pas voulu mouiller ses cheveux, c’était pour le voisin. Parce que si on se souvient bien, après ma douche, nous étions allé chez lui.
- C'était donc pour lui que tu voulais être belle! ai-je dit.

Je l’ai frappée, une fois avec mon poignet, et une autre fois avec la chaise de la cuisine. J’ai lancé un pot à fleurs dans la piscine. Je trouvais que le geste valait la peine d’être fait. Je voulais qu’elle ait la certitude que j’étais vraiment en colère, et qu’elle estime enfin qu’il serait bon, une fois dans sa vie, qu’elle me demande pardon. 

Mais non. Au lieu de ça, elle a traversé la haie de cèdres jusqu’à chez le voisin. Là-bas, elle s’est pris une bière près d’un feu, avec lui, sans moi. Je ne voulais pas la suivre. J’ai attendu dans mon lit qu’elle revienne le lendemain matin. Je l’ai attendue toute la nuit, les bras croisés, et quand finalement elle est entrée dans la chambre, j’ai ouvert les yeux et j’ai dit :
- Demande-moi pardon!
- Non, rien de rien, je ne regrette rien.

Voilà ce à quoi j’avais droit. Une phrase de merde de chanteuse dont j’ai oublié le nom. Je n’ai pas eu droit aux pouvoirs que possèdent ceux qui pardonnent, non, j’ai eu droit à cette phrase qui résonne encore au fond de moi comme un chien qui se tape la tête sur les barreaux d’une cage. 

Tandis qu’elle froissait ses vêtements dans une valise, je suis sorti de mon lit. J’ai rampé par terre. Je lui ai dit :
- Pardonne-moi de t’avoir traité mal! J’ai mal voulu dire, demande-moi pardon, rien qu’une fois, et ensuite ça sera à mon tour de te demander pardon pour toutes les fois où je t’ai demandé pardon et je te pardonnerai! Mais une fois! Demande-moi pardon une fois!

Elle est partie en chantant la même histoire. Maintenant, si je la retrouvais, je pense que je l’attaquerais. Je la violenterais à un point tel qu’elle devrait me tuer pour sa survie. Moi, si j'étais mort, si je la quitterais comme des lambeaux de ciel, j’attendrais patiemment qu’elle me revienne, là où je serais, et je continuerais à croire qu’elle reviendrait, un jour à mes pieds, s’excuser pour toutes les erreurs que j’aurais aimé qu’elle fasse mais qui n’ont jamais existé.

Maladie sémiotique no.3

C’est comme les mots s’interpellent entre eux, invivables par correspondance, je dirais, comme papa maman s’engueulent. Du moment que je lis un mot, je veux le séparer en lettres et l’entendre autrement; je le veux séparé de tous ses sons, je le veux image dans mon cerveau et l’avaler tout rond, et m’étouffer avec pour me réinventer un monde avec une syllabe, un n’importe quoi comme un enfant s’invente une boule de quille avec rien du tout dans la gorge.

Je suffoque les mots, phoque jésus faux moque et toutes les sonorités qui s’y apparentent, à chaque mot c’est pareil, d’y voir sous la moindre lettre un univers qu’en le posant sur du papier je peux y voir la rotation de quelque chose, le temps d’un autre enfin, la certitude que je suis partie de ce que tout le monde comprend facilement, en lisant, les mots qu’ils comprennent tous ensemble ce qui est là, comme si c’était évident, de voir partout ce que moi je ne vois nulle part.

Mes mots se répondent mal. Ils ont chacun une bête à porter, une signification trop lourde pour que mon cerveau puisse les trimbaler comme si c’était facile, de demander à une souris de tenir sur ses épaules le poids de tous les chevaux du monde, et de tous les champs, de tous les pays quand je n’y connais rien ni aux animaux, ni à la géographie.

C’est une maladie, que j’ai, que plus j’ai, plus j’en parle plus je perds ce que je dis. D’abord si à ma naissance le docteur m’avait averti du langage qui existe, et qu’il faut l’utiliser pour parler comme les autres s’expliquent, selon règles et arts, j’en serais retourné dans le creux d’où je viens, dans le silence sans image du ventre, de l’ovule, du sentiment qui précède tout ce que je dis et que personne ne comprend.

Maladie sémiotique no.2

- Je pense que vous accordez trop d’importance aux morts.

- Vous trouvez vraiment que oui, mais pourtant, quand Mistère est mort, enterré, c’est moi dans du sable qui l’ai tout ça, et puis un peu de terre, un peu de râteau, je n’ai pas fait trop de cérémonies et le lendemain matin, je suis retourné travailler comme si le rien n’était.

- Aux mots. Vous accordez trop d’importance aux mots. C’est un lapsus de ma part. N’essayez pas d’en tirer du sens. Ce n’est que ça.

- N’empêche, que c’est tout à fait comme si nous étions à la pêche aux mots, vous en dites un et je mords, comme si le mot mort me rendait mort et me faisait voir moi mort et enterré, vous ne trouvez pas ça grave? Moi à la place de mon chat alors que pourtant je n’ai jamais goûté à ses croquettes, je veux dire, jamais je n’ai tiré la langue à quatre pattes devant un bol à chat c’est ridicule.

- Vous devriez penser au mot vie.

- Ça bloque quand j’y pense, comme inaccessible parce que, non, mon chat mort n’est pas un autre mot qui pourra remplacé celui-là. Mistère est mort que je me répète sa mort comme ça des heures devant son bol, à quatre pattes et langue sortie, je fais comme lui faisait du temps que ses croquettes étaient encore solide. Maintenant c’est comme l’humidité a pris dedans, ses croquettes molles, la grosse humidité sale de mes planchers que je panique à l’idée d’inviter d’autres animaux à se baigner dans l’espace mort que je garde un peu visqueux à la mémoire de.

- Croquette.

- Non il s’appelait Mistère. Les croquettes il mangeait, dures autrefois, ridicules de croire qu’il s’appelait Croquette alors qu’il n’avait pas l’habitude de se manger lui-même, je veux dire, comme les chiens avec leur queue.

- Vous pourriez remplacer votre Mistère par un chien.

- Ça dépend de ce que vous me dites. J’avale vos mots. Si vous me dites chien, je vais penser chien, et poisson poisson, vous me dites quoi?

- Poison.

- Ce n’est pas bête, quand on pense à tous les serpents qu’il y a, et le poison dont ils sont plein, ça me ferait un animal facile à traîner avec une laisse et à nourrir d’oeufs de souris et de souris vivantes, et de souris mortes, tout ça à la fois. C’est peut-être la solution, le poison pur et simple, ça je saurais en manger, dans peu importe le bol. Rien qu’à tirer la langue et avaler ce que vous dites. Le poison et voir si une fois mort je ne trouverais pas d’autres mots auxquels m’accrocher, éternité, miel abeille, ces choses-là dont vous ne parlez pas mais qui peut-être me feraient rêver plus loin.

- Poisson. Ma langue a fourchu.

Maladie sémiotique no.1

L’important, ce n’est pas d’y croire ou de ne pas y croire. Un jour où l’autre, votre imagination décidera à votre place de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas. Les mots étant ce qu’ils sont, quand je dirai que vous avez des oreilles de lapin, vous imaginerez vos oreilles, puis ceux d’un lapin, puis vous imaginerez les oreilles de cet animal à la place des vôtres. Vous direz que vous ne croyez pas à la possibilité que vos oreilles soient celles d’un lapin. 

C’est là que j’ajouterai que votre tête est sous l’eau, et que vous y respirez déjà à l’aide de branchies. Vous me demanderez alors : 
- Oreilles ou branchies? Lapin ou poisson?

Quand je dirai poisson, vos oreilles de lapin s’effaceront tout d’un coup, pouf, comme balayées par vos yeux. Plus j’ajouterai de mots, plus l’épisode du lapin s’effacera, jusqu’à ce qu’il ne reste dans votre cerveau que la possibilité que vous soyez poisson. Soudain, quand je dirai que vous respirez sous l’eau, entre les algues, vos branchies deviendront les vôtres et c’est là que je dirai que vous y flottez avec les mollusques et les insectes qui, soulignons-le, eux aussi ont parfois des branchies. 

Vous êtes malades. Le moindre mot vous propulse à des millions d’images de là où vous vous trouvez. Dès que je parlerai de danger, vous anticiperez vous-mêmes la venue d’un pêcheur. Ça sera la panique quand je mettrai un ver de terre sous vos yeux. Je n’aurai même pas besoin de parler d’hameçon. Vous imaginerez déjà un ver de terre en train de se tortiller au bout de ce que je ne dis pas. Vous ne voudrez pas y mordre, bien sûr, mais quand je dirai le mot mordre et le mot hameçon dans la même phrase; je ne dirai rien de plus car cela serait suffisant pour créer chez vous une panique mortelle. 

Vous êtes malades. Vous croyez que tous les mots sont les vôtres alors que pas du tout. Moi, j’ai voulu raconter l’histoire de ce lapin qui un jour tomba dans un lac et qui, grâce à un poisson, échappa à la noyade. Mais à cause de vos idées malades, voilà ce que c’est devenu. Je le dis pour votre santé mentale : prenez donc une pilule et fichez-moi la paix.